L’INCONNU FAIT TOUJOURS PEUR, MAIS ON PEUT TOUJOURS S’EN SORTIR
En franchissant l’entrée gravillonnée, sur ma gauche, je remarque en premier les arches des Templiers, la grande, la moyenne, la petite, encastrées, bien rangées. Je prends cela comme une marque de bienvenue, un signe d’attention.
Elles viennent de passer un hiver de plus, à prendre de la patine, cette croûte naturelle forgée par les caprices du temps sur ce bout de mamelon qui regarde le Lévezou et ses éoliennes en ligne de crête. Elles prennent des rides aussi, ces fissures du temps lorsque le bois craque et s’ouvre finement comme pour libérer une respiration, un souffle venu à la peine, du duramen.
Il est 14h30, la cour est vide, l’atelier est vide, les entrepôts sont vides, les grenouilles s’en donnent à cœur joie. Dans une marre toute proche, elles croassent de concert, un festival de psaumes, une symphonie de jacasserie.
Au fond de l’enclos, les camions sont garés, alignés, sanglés. Au point mort. Le plus gros d’entre eux et sa remorque sont à quai, chargés de longues poutrelles en bois.
Frédéric Boissière est seul dans cette belle salle de réunion qui sent le bois frais. Nous nous sommes mis à distance, face à moi, le manager de cette entreprise de construction ossature bois, les deux coudes posés sur une immense table ovalisée. En posant mes feuilles de papier et mon crayon sur le bois vernis et poli, je me suis vu arrimer à un surf géant comme pour prendre une vague scélérate et me laisser glisser évanescent jusqu’aux falaises d’un nouveau monde renaissant. Bon !!! Nous n’étions pas là, l’un face à l’autre pour rêver d’un paradis inaccessible mais pour que Frédéric me raconte cette soirée du 16 mars, le lundi d’avant confinement « on a travaillé en prévoyant une fermeture le soir même. On s’en doutait, oui, mais finalement, je ne l’avais pas imaginé comme un lundi noir. Et le mardi, lorsque je me suis retrouvé seul ici, je me suis dis «mais qu’est ce qui nous arrive ?».
Depuis le rideau s’est baissé sur tous les chantiers, les petits comme les grands, les quatre maisons ossature bois en construction sur le canton de Millau, l’installation dans le parc animalier de Sigean d’un belvédère en trois terrasses pour admirer les éléphants lorsque les mammifères seront réintroduits prochainement dans la «savane» audoise «tu vois, c’est le camion et sa remorque là-bas. A 21 heures, ce lundi là, nous avons tout annulé. C’était dix jours de chantier pour 8 monteurs et une seconde équipe en fin de semaine pour la troisième terrasse». Les projets « carré de vie » sont également à quai, ces maisons flottantes autonomes tout comme la mise à l’eau de deux prototypes de bassins flottants destinés à assainir en phyto-épuration les eaux usées des péniches «c’était prévu la semaine du 23 mars à Port Marly sur la Seine pour équiper trois péniches».
Frédéric Boissière, c’est un optimiste, mais un optimiste anxieux. Quel est le chef d’entreprise qui ne l’est pas ? La charge est lourde avec 30 salariés à fédérer tous actuellement en chômage technique à l’exception de la partie administrative et commerciale «une entreprise ne fonctionne pas si on n’est pas à l’écoute de ses salariés». Alors lui et son épouse se rassurent comme ils peuvent «alors, tu reprends toi, tu vas mettre quoi en place ? Surtout, on ne veut pas avoir d’inertie au redémarrage. Nous avons du stock, nous serons prêts».
Frédéric et Marie ont même pris conseils auprès des anciens pour égorger les démons. Les grands parents mais aussi le tonton Henri Arlabosse. Il fut jusqu’en 2001 le vénérable gérant du magasin de tissu qui a pignon boisé et lustré au 6 avenue Sadi Carnot, une vieille institution connue pour sa vitrine enchanteresse, petit théâtre décoré de soie, de tulle, de popeline et de velours pour le plaisir des petits et grands à la veille de Noël. De père en fils, trois Henri se sont succédés à la tête de cette boutique fondée en 1901. Trois générations ayant traversé un siècle et deux guerres, les étagères vidées, les rares clients dotés de tickets de rationnement, le grand poêle qui ne chauffe plus, le couvre feu, les vitrines en chute libre. Des malheurs enfouis qu’il ne faut pas oublier, ils permettent de se dire en regardant la vérité entre quatre yeux «l’inconnu fait toujours peur mais on peut toujours s’en sortir».
PS : l’entreprise a repris son activité après 3 semaines d’arrêt.
Texte et photographies réalisés le 30 mars 2020 à St Beauzély dans l’entreprise Ets Boissière le 15ème jour du confinement