« TU VAS VOIR LA VIE COMMENT C’EST «

Serge Gaillard est un bourreau du boulot. Connu pour gérer le bowling de Millau et l’hôtel attenant, ce self made man est également très impliqué au sein de l’UMIH, l’Union des Métiers de l’Industrie de l’Hôtellerie pour défendre sa profession largement touchée et menacée depuis la crise du Covid. Lumières tamisées pour cette rencontre menée au galop.

«Comment, vous n’êtes jamais venu ici ?». Je suis en face de Serge Gaillard. L’homme est imposant, habillé de noir, une voix puissante et rocailleuse, aux accents cévenols. Je n’ose lui avouer que tout ce qui roule ne m’attire guère, il me répond comme pour me convaincre «attendez, je vais vous montrer l’arrière des machines«.

Nous prenons un long corridor longeant la piste vernie comme une pièce de marqueterie. Il lance un chiffre sans fanfaronnade «ça, c’est 240 000 euros d’investissement» et d’ajouter «c’est curieux, mais les visiteurs, c’est toujours l’arrière du bowling qui les intéressent, pour voir les machines». Avec force mouvements et moulinets de bras, il m’explique comment cet alignement millimétré de machines fut posé au forceps puis il ajoute «Ca, ce n’est pas moi qui l’amortirait. Ni même mes enfants, ils ne sont pas de la partie. Ma fille est avocate en droit social. Elle a du boulot par-dessus la tête car en ce moment avec tous les plans sociaux…Mon fils, lui, il est dans les jeux vidéos, c’est lui qui a créé Criminal Case».

Nous sortons, sur notre droite, nous longeons les casiers à chaussures, il tripote mille boutons « bon, vous voulez quelle couleur ? ». La piste du bowling vire du rose au rouge, du jaune à l’oranger. Serge Gaillard, le dos au mur me lâche «jeune, j’avais les cheveux longs. J’écoutais AC DC. Aujourd’hui, le bowling m’a tout pris». Il plonge la piste dans un rouge vaporeux. Ca rappelle les bars de Reno dans le Nevada. Il manque juste Dierks Bentley dans les enceintes pour chanter et susurrer «Burning Man». Il ajoute « aujourd’hui, j’aime bien la chanson française, la bonne chanson française, mais pas les gars qui chantent « nique ta mère ».

On s’assoit à une table carrée. Il me sert une menthe à l’eau. On se perche sur des tabourets. Serge Gaillard pose ses deux téléphones à plat. J’ai devant moi un vrai burning man. Un gars costaud, élevé à la dure au pied du Mont Aigoual. L’homme vénère le boulot, sans repos, plein pot. Sa réputation n’est plus à faire. Il serait alpiniste, il avalerait les 82 sommets à plus de 4000 des Alpes en moins de temps qu’il ne faut pour conquérir le Cap du Crès. Un cœur à 38 puls, chaque nuit, un sommeil guère plus long que de s’envoyer Gran Torino de Clint Eastwood en blu-ray. Tous les jours, levé à 6h30 pour dresser les petits-déjeuners, il affirme « lorsque je me lève, je ne sais jamais à quelle heure, je me couche». Un dernier coup de fil «et oui, la vente de l’hôtel vient d’échouer. Armand est dégoûté» dit-il à son interlocuteur. Devant nous des tables de billards, à l’arrière une piste de danse plongée dans la pénombre, il est 11 heures, l’entretien peut débuter.

. Vous êtes né au pied du Mont Aigoual, à Meyrueis en Lozère. Quels souvenirs gardez vous de votre jeunesse ?

Mes parents ont eu quatre enfants, quatre garçons en quatre ans. Et moi,  j’étais l’aîné, et l’aîné, il ramasse pour les autres. Mon père était menuisier – charpentier, il était très dur. Il me disait toujours «tu vas voir la vie comment c’est». Et c’est comme cela que j’ai fait ma première saison dans un tabac souvenir à Meyrueis. Je me souviens, je faisais 7 heures – 13 heures, j’avais 10 ans et demi. Mon père était un gros travailleur, on lui donnait également un coup de main l’été pour les charpentes. On montait tout à la poulie et à l’échelle.

. Est-ce cet apprentissage de la vie à la dure qui peut expliquer votre engagement dans le travail ?

J’ai travaillé deux années en magasin de souvenirs, en boutiques de produits régionaux, trois années en boulangerie, c’était une autre époque. Cela nous semblait normal. Mon père disait toujours “on s’en sort par le travail”. Même petit, j’aidais déjà à la ferme. Mes grands parents étaient de l’Oultre, non loin de Gatuzière en contre bas de la route du Perjuret. A six – sept ans, je rentrais déjà le troupeau.

. Vous auriez pu faire des études supérieures, mais finalement vous dites stop et vous rentrez dans la vie active.

J’ai obtenu un Bac D et je me suis marié six mois plus tard. Et je rentre tout naturellement au supermarché Montlaur, rue du Champ du Prieur qui était tenu par mes beaux parents. Puis, avec ma femme, nous avons ouvert une épicerie au pied du Beffroi et moi j’ai intégré Système U pour monter des gondoles. Nous arrivions le soir à la fermeture du magasin et nous avions une nuit pour tout démonter et remonter les gondoles. C’était un vrai défi de finir le boulot pour l’ouverture le lendemain.

. Vous faites donc vos armes dans le commerce, vous passez par tous les postes, la mise en rayon, les achats, les approvisionnements, de l’épicerie à la grande distribution  et finalement vous changez de cap en créant un bowling. Pouvez-vous raconter cette aventure ?

En 1991, mon beau-frère décide de vendre son commerce de Saint-Affrique. Il me dit « et si on montait un bowling ?». Moi, je ne savais pas ce que c’était. Nous nous sommes associés avec Jacques Condamines et en 1992, nous achetons le terrain. Il n’y avait rien ici, pas de rocade, personne en face, nous étions isolés du monde. Et le 5 avril 1994, nous avons ouvert. Puis le 2 juin 1997…j’ai une grosse mémoire des chiffres et des dates…j’ai pris seul la direction du bowling.

. Vous gérez donc un bowling, un restaurant, une salle de jeux, un dancing mais également un hôtel que vous créez en 2007. Mais vous êtes également très impliqué localement, membre de la CCI, de l’OT, du BNI et surtout président de l’UMIH, l’Union des Métiers de l’Hôtellerie section café, brasserie. Peut-on vous qualifier de boulimique du travail ?

Ah oui, j’ai même plusieurs surnoms, le bulldozer, le guerrier mais attention, dans le sens travailleur. Moi, quand je me lève, je ne sais jamais à quelle heure je vais me coucher. Par exemple, je vais pratiquement une fois par semaine à Paris. Je ferme le bowling à 2 – 3 heures du matin. Je fais des notes. Je prends une douche. Je prends la route et je dors une fois dans le TGV. J’arrive au petit matin à Paris, l’UMIH, c’est à La Madeleine, la SACEM à Neuilly ou bien j’ai rendez vous à la Mairie de Paris. Et le soir, je rentre dans la nuit, je n’ai pas d’heure. Pour moi, une nuit, c’est deux, trois heures. Il montre son bras et ajoute « regardez, je n’ai pas de montre, je vis sans montre». C’est le contact humain qui me tient, c’est la passion qui fait avancer. En principe, j’ai 40 à 60 coups de fil par jour. Pendant le confinement, je suis monté à 80 – 100, pendant les vacances, je tombe à 10 – 15 appels. Ma femme respire et moi je me dis «mais qu’est ce qui ce passe ?».

. Vous venez de parler du confinement. Justement votre secteur d’activité est très durement touché. La reprise est difficile. Comment vous êtes vous mobilisé auprès des pouvoirs publics compte tenu de vos responsabilités à l’UMIH ?

Il ouvre son téléphone, le doigt sur l’écran tactile,  il énonce des chiffres qu’il a centralisés « 30% de pertes, c’est un bar. 40% de perte pour un hôtel. 60% pour un autre hôtel. 0% de réservation en juillet pour le même établissement. Ce resto, il tourne à 55% ».

Cette année, c’est ma 27ème année d’exploitation. Ce ne fut jamais facile. Des coups durs, j’en ai connu mais pas comme cela. Je me souviens dans les années 2000, nous avions les bandes de Lodève et de Montpellier. Nous avons du être forts pour lutter contre le racket. Vous savez, ici, c’est 50 à 55 000 personnes par an. C’est un métier, un métier de la nuit, vous n’êtes jamais serein, vivre sereinement, c’est impossible. Dans les années 2009 – 2010, j’ai connu les problèmes avec la BAC, avec les contrôles sur le parking même lorsque j’organisais des soirées accordéon pour les retraités. Heureusement, maintenant, j’ai de très bonnes relations avec la police.

. Vous avez ré-ouvert officiellement le 2 juin, Qu’en est-il aujourd’hui, fin juin de votre activité ?

Catastrophique. Pendant le confinement, je n’ai jamais fermé l’hôtel même si j’ai eu un remplissage quasi nul et nul le week end. Quant au bowling, je suis à 12 – 15% du CA la première semaine et 15 à 18% pour la seconde. Je peux le dire, nous vivons une injustice et les images du Canal St-Martinnous rendent encore plus en colère. quand vous avez la police qui arrive à 22h40 le samedi soir du 14 mars avec un courrier de la Préfète pour ordonner une fermeture administrative avec l’obligation de fermer en moins de 4 heures…On nous a vraiment manqués de respect. Donc oui, j’ai eu envie de me battre.

. Et de quelle façon ?

Je me suis battu pour la profession car sans se battre, on nous aurait imposés des choses inacceptables. En plus, je suis un des rares qui cumule tous les métiers de l’UMIH. Dès le dimanche 15 mars, nous étions en réunion, en cellule de crise et nous avons été écoutés des ministres Lemaire, Lemoine et Darmanin. Mais aujourd’hui, on se bat auprès des assurances pour que notre perte d’exploitation soit reconnue. Nous avons obtenu le soutien de 76% des députés pour faire pression auprès des assurances. Nous réfléchissons même à créer notre propre assurance. Nous gérons bien notre propre mutuelle. Mon message était simple « nous, on fait un métier humain, un métier de contact. Nous, on n’est pas délocalisable. On ne sera jamais des robots. Alors écoutez nous ! Tout le monde a le droit de gagner sa vie».

. Dans ces moments de tension, dans cette vie laborieuse et intense que vous menez, avez-vous malgré tout des instants de répit, des instants où vous mettez sur pause ?

Je prends très peu de vacances. Mais lorsque je pars à Paris pour mes réunions, j’ai l’impression de m’évaporer. Ou bien lorsque je vais voir jouer le Barca à Barcelone, je m’évade même si je fais l’aller et retour dans la soirée avec un retour dans la nuit.

. Car le foot, c’est l’une de vos grandes passions.

J’ai débuté à Meyrueis puis à Saint Rome de Tarn. J’ai même été président du club  en 1991. J’étais président lorsque le club a réalisé l’entente avec St Georges de Luzençon. J’ai même joué une saison à Millau. Quant à Barcelone, je suis membre des Socios. Mais là depuis la crise, je suis puni faute de match.

. A Millau, de par votre expérience vous êtes connu pour défendre des commerces, pour donner des conseils discrètement dans votre corporation. Et lors de la disparition du Mondial de Pétanque, on est même venu vous chercher pour sauver l’épreuve. Comment avez-vous trouvé le temps de vous engager dans l’organisation du FIPEM ?

Je pense avoir gagné petit à petit le respect. Je pense que l’on me connaît pour mon côté débrouillard et puis je connais du monde. Je n’étais pas bouliste, j’organisais juste des concours de bowling mais j’ai mis le doigt dans l’engrenage. Je suis arrivé avec des amis à moi et je me suis pris au jeu. On peut passer deux jours sans dormir mais on rencontre des gens différents tous les jours. Moi, c’est la chaleur humaine qui me tient debout.

Photographies réalisées le 23 juin 2020 au bowling de Millau

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