LES MILLAVOIS EN EXIL
MALIKA EL ALI, l’ATHLETISME LA FAIT QUITTER MILLAU POUR RENNES
Milieu des années 90, Malika El Ali compte parmi les meilleures athlètes de sa génération, et choisit de quitter Millau pour Rennes, avec l’ambition de mener sport de haut niveau et études en STAPS. Les difficultés de la vie la contraindront à renoncer à l’athlétisme, et toute son énergie se reportera sur son parcours universitaire, qui l’amènera à une thèse. Elle compte maintenant 20 ans d’enseignement à l’université, tout en exerçant le métier d’éducatrice spécialisée auprès de la jeunesse en difficulté.
Je voudrais donc revenir sur ton parcours. Tu as grandi à Millau, et tu es partie sur Rennes après ton bac ?
Pas tout à fait. J’étais partie l’année de mon bac, en 1993, suite à des contacts de Nicolas Alloké, mon ami de l’époque, avec Jo Beaufils, entraîneur pour le club d’athlétisme de Rennes, Haute Bretagne Athlétisme, classé alors en nationale 1. Il cherchait une ville où il puisse suivre sa formation universitaire en comptable, et un bon club. Moi, je ne voulais pas rester à Millau car c’était compliqué avec mes parents. Ils étaient traditionnels et ne voulait pas accepter que j’aie un copain. C’était un peu une fuite. Je suis partie au début de ma terminale, mais le premier trimestre a été très compliqué pour moi, et je suis revenue au Lycée Jeanne d’Arc à Millau au deuxième trimestre. Je suis ensuite repartie après le bac, en septembre 1994, pour intégrer la filière STAPS à l’Université. Mais nous ne sommes pas restés au club, car on ne s’y plaisait pas, c’était trop pesant.
Tu as fait partie des meilleures athlètes de ta génération, au milieu des années 90. Peux-tu nous rappeler tes références sportives en athlétisme ?
J’ai été sélectionnée deux fois en Equipe de France, pour le championnat du monde de cross-country, en 1993 à Amorebieta et 1994 à Budapest. Sur le 1500 mètres, j’avais disputé une Coupe d’Europe en Slovénie, et un relais. En junior, j’avais disputé le Championnat de France senior. J’ai fait plusieurs records départementaux de l’Aveyron. Ensuite, une fois au club HBA de Rennes, j’ai disputé beaucoup de courses en équipes, des courses sur route, des championnats régionaux… Ensuite, j’ai diminué les fréquences d’entraînement, en 1998-1999. Car j’ai commencé à travailler, chez Décathlon, puis comme maîtresse d’internat et d’externat. C’était un peu des bourses masquées pour permettre à des personnes de classe modeste de poursuivre des études. Moi, mes parents ne m’ont jamais financée. A partir de 16-17 ans, je me suis toujours débrouillée, par le club, en travaillant par des petits jobs. A Rennes, j’ai été auxiliaire de vie pour une personne handicapée, puis j’ai fait des ménages. J’allais nettoyer les bureaux chez Thomson de 5 heures à 8 heures le matin, puis je partais en cours à la fac. Cela m’a fait décrocher de l’entraînement. Je me suis retrouvée avec de gros problèmes de fer. Les séances de fractionné ne passaient plus, j’étais trop fatiguée. J’ai dû faire des injections de fer. L’infirmière m’a dit qu’elle n’avait jamais fait d’injections à une personne aussi jeune. Là, j’ai eu un choc, j’ai trouvé que je mettais ma santé en péril. J’ai réfléchi. J’ai vu aussi que l’athlétisme ne nous facilitait pas, pour les emplois ou autre. J’ai décidé de lever le pied. Mais en fait, j’ai arrêté du jour au lendemain, je suis passée de 8 entraînements par semaine à rien. J’ai concentré toute cette énergie du côté universitaire. J’ai aussi beaucoup travaillé, j’avais même deux emplois, à temps plein, et à mi-temps, en parallèle des études.
Les études universitaires t’ont amenée jusqu’à une thèse soutenue en 2005. Pourquoi le choix de la recherche ?
Je m’étais rendue compte que le métier de prof d’EPS ne me convenait pas. Il faut être polyvalent en sports. Moi, j’étais trop spécialiste. Et en plus pendant mes années de thèse, je me suis trouvée une passion pour la psychologie. J’ai même suivi un double cursus, STAPS et licence psycho, il me manque 2 modules pour compléter la 3ème année de psycho. Ensuite pour la thèse, j’ai choisi la psychologie du sport, j’ai obtenu la maîtrise Education et motricité en 1998. J’ai toujours été passionnée par le marathon, même si je n’en ai jamais couru. Pour moi, c’est une course mythique, et j’ai toujours été admirative des gens qui le finissent. Je me demandais à quoi on pense quand on court pendant 42.195 km, car on a le temps de se faire le déroulé de toute une vie ! Et aussi comment ils arrivent à surmonter la douleur. Moi-même, quand j’étais athlète, je m’étais posée la question de comprendre pourquoi on accepte de vomir après une séance, pourquoi on accepte de souffrir. Je me demandais si on n’avait pas quelque chose à se racheter ? Si on ne cherchait pas dans la course une thérapie ? Finalement, c’est un peu une autobiographie déguisée ! J’ai eu l’opportunité de choisir un sujet pour ma maîtrise. Stéphane Héas, un sociologue venait d’arriver à Rennes, et avait travaillé sur la thématique de la douleur. Il a accepté d’être mon directeur de mémoire. Puis j’ai suivi le DEA, la thèse, toujours sur ce thème. J’ai soutenu ma thèse en 2005, après 5 ans, j’avais été ralentie car je travaillais et aussi par la naissance de ma fille en 2004. En fait, j’ai eu 11 cartes universitaires à Rennes 2, de 1994 à 2005.
Après ta thèse, tu aurais souhaité devenir enseignant chercheur, mais le projet n’a pas abouti. Pourquoi ?
J’ai tenté les qualifications en novembre 2005. Je n’ai pas été qualifiée. Le Conseil Universitaire a estimé que mon dossier scientifique n’était pas assez étoffé. En fait, c’est une cooptation. Le dossier est examiné par le CNU formé d’experts de votre domaine. Ils regardent les publications, le parcours universitaire, l’enseignement, les diplômes sportifs. J’avais obtenu mon Brevet d’Etat option athlétisme en 2003, mon diplôme de Préparation Physique en 2002. J’étais allée deux fois aux Etats Unis, en Arizona, pour des colloques internationaux du sport, où il y avait des grands noms de la psychologie du sport, j’avais publié dans ces colloques en langue anglaise. J’avais publié sur un colloque en Suisse, à Marrakech. Mais pour mon article le plus important, ma signature était en position 2. J’avais demandé à l’être car je n’avais pas analysé les statistiques, j’avais collaboré avec un professeur canadien. J’ai trouvé honnête qu’il se mette en position 1. Finalement, cela m’a nui. J’ai fait une grosse erreur : c’est moi qui avais mené le projet, trouvé le sujet. J’avais collecté les résultats au marathon de New York, j’avais interrogé des marathoniens à l’arrivée, c’était difficile, c’était en 2001, juste après l’attentat. Il n’y avait que la partie analyse statistiques que le prof canadien avait faite car je suis nulle en maths. Il m’avait dit d’être en position 1, mais mon responsable de thèse a estimé qu’il était plus honnête de me placer en 2. J’ai écouté naïvement ! Je n’ai pas pensé que ça pouvait me jouer ma qualification. Cela m’a donné un gros choc. On m’a demandé de refaire des articles. Pendant un an, j’ai continué à travailler à temps plein, avec une enfant en bas âge, plus à réécrire des articles. J’en ai passé deux, écrits par moi seule, dans des revues scientifiques, dans les « Annales Médico-psychologiques », et dans la revue sur la douleur « Cinésiologie ». Mais à nouveau la qualification a été refusée, car je n’avais pas publié dans des supports spécifiques STAPS. Ils ont compté ces articles comme nuls. A ce moment-là, j’ai lâché ! J’ai laissé tomber. Certains m’ont conseillé de contester cette décision. Mais je ne voulais pas être quelqu’un qui obtient quelque chose en passant au forcing. Donc je n’ai pas pu postuler sur les postes de maître de conférences.
Malgré tout, tu as tout de même enseigné à l’Université et tu y enseignes encore.
Oui, c’est terrible. J’ai commencé à enseigner en 1999 à Rennes 2. Tous les ans, j’ai eu des contrats, sous des formes diverses et variées. Parfois, j’ai des postes de certifiés du secondaire. Actuellement, je suis chargée de cours. Il faut justifier un emploi principal à côté, minimum 25 heures, et faire des vacations à la fac, au maximum pour 192 heures par an. Cela pour que la fac ne paie pas les vacances, les indemnités en cas de maladie. C’est notre employeur principal qui assume. Cela fait maintenant 20 ans que j’enseigne à Rennes 2. En parallèle, je travaille donc dans une maison d’enfants à caractère social, où des enfants de la DDASS sont placés. En effet, après STAPS, j’ai validé une VAE d’éducatrice spécialisée en 2009. J’ai travaillé dans des foyers, en postes de nuit, pour me libérer les journées, et pouvoir continuer à enseigner. Car j’adore enseigner et je veux garder un pied à la fac. Cela fait environ 7 à 8 heures de cours par semaine, soit à Rennes 2, soit à Saint Brieuc. J’enseigne l’athlétisme, la psychologie, la préparation physique.
Quand tu regardes ton parcours, te dis-tu qu’il y a des éléments extérieurs, comme le racisme, qui puissent expliquer les problèmes rencontrés ? Ou bien cela ne se situe pas dans ton schéma de pensée ?
En fait, moi, je n’y ai pas du tout pensé. Mais des collègues sociologiques de l’Université ont évoqué ça. Car tout le monde était étonné que je ne sois pas qualifiée. Sans vouloir être imbue de ma personne, j’étais un peu motrice des doctorants, j’ai impulsé de faire des thèses en sciences humaines en STAPS. Tout le monde était étonné, car des personnes beaucoup plus effacées, qu’on ne croyait pas capable d’aller au bout de la thèse, sont maintenant en poste. Moi, je n’ai jamais pensé à cette histoire de racisme. Car je ne suis pas du genre à chercher des excuses. Je dis souvent à mes enfants que dans la vie, il faut du TTC. C’est quoi ? Du travail, du talent, de la chance. Moi, dans mon cas, je n’ai pas eu de chance. J’ai souvent frôlé ! Un moment, j’ai voulu devenir gendarme pour être sur le terrain, mais j’étais trop petite, et maintenant, il n’y a plus de taille exigée… Pour ma thèse, j’ai moi-même, délibérément, demander à être en position 2. Sans cette erreur, je serai maître de conférences. Surtout que je suis très polyvalente. C’est une aubaine, car je peux enseigner sur trois matières. Moi, il m’a manqué le petit C. Maintenant, je me suis résignée, je viens d’avoir 45 ans. Mais cette histoire de la qualif a été vraiment dure à avaler. Je m’étais battue pour la thèse, j’adorais la recherche. C’est un peu un brise cœur. J’ai voulu garder un pied à la fac, pour ne pas avoir fait ma thèse pour rien. J’ai voulu transmettre ce vécu, cette passion.
En tant qu’éducatrice, tu as travaillé avec une palette très large, femmes battues, jeunes migrants, enfants de l’ASE. C’est aussi un domaine qui te plaît ?
Oui, j’aime beaucoup. J’ai fait un peu tous les domaines médicaux sociaux. Longtemps un CHRS, centre d’hébergement pour mise à l’abri des femmes battues. Puis des foyers de vie pour handicapés, puis un an de foyer de vie pour schizophrènes. Depuis trois ans, je travaille dans la protection de l’enfance. Ca se passe bien avec les jeunes. Souvent, je prends mon histoire de vie pour leur expliquer qu’il n’y a pas de fatalité, qu’il faut se battre pour y arriver, mais que tout n’est pas condamné parce qu’ils sont en foyer de l’enfance. Parfois, j’explique d’où je suis partie, les rencontres. Ce qui m’a beaucoup aidée, c’est le sport. Déjà, le sport m’a permis de partir de Millau. Je n’aurais pas eu le sport, je ne serais peut-être pas partie à Rennes. D’ailleurs, j’ai rendu hommage à Jo Beaufils, qui est décédé il y a quelques jours. C’était un personnage très controversé. Je l’avais vu il y a un an et demi, et je lui avais dit que des choses peuvent être reprochées de part et d’autre, mais en tout cas, je ne vous remercierai jamais assez de nous avoir fait venir à Rennes. J’ai pu réussir dans cette ville. Cela m’a peut-être permis de changer ma destinée ! Je l’ai remercié, car s’il ne nous avait pas demandé de venir, on n’aurait pas fait la même chose. Après, c’est plus une question de chance.
Es-tu maintenant réconciliée avec Millau ?
Oui, mes parents sont là, j’ai grandi là. C’est ici que j’ai débuté l’athlétisme. J’aimerais bien y revenir pour ma retraite. C’est une ville où on peut faire du sport. C’est calme. C’est très nature. Le problème, c’est le travail. J’aime revenir à Millau, il y fait bon vivre. Mais il me manquerait l’enseignement. J’adore mes étudiants. Ils me disent souvent qu’ils sentent que je suis passionnée. Par exemple, en athlétisme, même si je ne cours plus beaucoup, je cours avec mes étudiants, je m’échauffe avec eux. Ils apprécient ! Je suis la seule à le faire. Ils me disent qu’ils sont plus motivés car la prof fait le cours avec nous. Quand on est passionnée, on a envie de faire, de montrer. Parfois, je finis lessivée. Mais à 45 ans, on peut toujours courir avec les étudiants.
La situation est compliquée pour ta filière actuellement ?
Oui, j’avais athlétisme et préparation physique ce trimestre. Je n’ai pu faire que 4 cours en face à face. La rentrée a été décalée d’un mois. Ensuite il y a eu le confinement. Et Rennes 2 a choisi de ne pas continuer les cours pratiques en STAPS. On aurait pu considérer qu’il s’agit d’un TP et en extérieur. Par exemple, en chimie, les TP ont pu continuer, mais pas en STAPS. Déjà, cette année, ils avaient seulement 10 semaines de cours au lieu de 12. Et si on suivait le dédoublement, ils auraient eu seulement 5 semaines. En final, ils n’auront pas de notes pratiques, mais que des notes théoriques. Ce n’est pas correct pour STAPS d’évaluer seulement sur la théorie. On va peut-être mettre 16 à un élève qui n’est pas capable de courir 10 minutes de footing. Ca rime à quoi cette année un diplôme en STAPS avec des étudiants qui n’ont pas pratiqué ?? Je plains ces pauvres étudiants, qui ont déjà eu le bac en arrêtant les cours au mois de mars, et qui maintenant, se retrouvent en filière sports, sans faire de sport…
Entretien réalisé par Odile Baudrier
Photos Gilles BERTRAND