Olivier Savignac, en lutte contre la pédophilie
Olivier Savignac a mis le drame de son abus sexuel au service de la cause des victimes de ces dérives, qu’il défend inlassablement dans les médias nationaux depuis près de cinq ans. De par cette agression subie adolescent, le Ruthénois est devenu l’homme de référence face à l’Eglise catholique, pour contraindre cette Institution à reconnaître les actes pédophiles de certains prêtres. Cet engagement hors norme l’a propulsé à l’écoute des victimes au sein de « Parler et Revivre » et ce musicien-vidéaste a créé un spectacle dédié à ce thème à destination des jeunes.
Comme vous l’avez mentionné en préambule, le problème des violences sexuelles concerne toute la société, dans tous les domaines. Pour l’Eglise, la commission Sauvé créée par les Evêques fin 2018 a récemment évoqué le chiffre de 10.000 victimes abusées sexuellement par des prêtres depuis 1950. Ce nombre apparaît énorme. Qu’en pensez-vous ?
La commission Sauvé a reçu environ 6500 appels, elle a pu identifier 3000 à 3500 victimes. Et elle ramène ce chiffre à 10.000 à partir du travail de la commission des archives, où Philippe Hortier a analysé les archives des diocèses. La commission Sauvé enquête sur la plage 1950-2020, soit 70 années. Il y a eu des décades prépondérantes entre 1950 et 1980, au moment où l’Eglise n’était absolument pas inquiétée sur le terrain de la pédophilie. Après 1980-1990, les choses ont commencé à bouger. Avant, c’était une mécanique du crime. L’Eglise était une complice du crime. Tout le monde était au courant des agissements de certains et c’était toléré. Ca se passait dans les petits séminaires, dans les institutions. Auparavant, il y avait beaucoup plus de collèges et lycées privés que publics, et à cette époque, les 2/3 des élèves étaient dans l’enseignement catholique. Cela veut dire le nombre potentiel de victimes par rapport à des prêtres, des religieux, qui officiaient dans ces établissements. Souvent, on voit des collusions des agresseurs au sein d’une même institution. Le cas de la Vendée est édifiant. A Chavagnes en Paillers, on estime à environ 300 victimes, 13 ou 14 agresseurs en 25 ans entre les années 50 et 70. Philippe Hortier et la commission estiment à 10.000 personnes. Moi, j’évalue à 30 ou 40.000.
Comment appréhendez-vous ce nombre ?
On peut prendre comme base le chiffre des personnes qui témoignent par rapport à l’inceste, c’est-à-dire à peu près 10 à 20%. La commission a reçu 3500 témoignages écrits, mais il y a des gens décédés, et d’autres qui ne parlent pas. Pour l’inceste, 1 sur 6 ou sur 7. Si on le rapporte au chiffre de l’Eglise, il faudrait multiplier par 6 ou 7. On est plus près des dizaines de milliers de victimes, 30-40-50.000 que sur le chiffre de 10.000. C’est le résultat d’un travail incroyable, de deux années, qui a insufflé d’autres commissions, y compris dans la société civile, puisqu’une commission sur l’inceste a été créée. La CIASE (*) a fait des petits et c’est très important. J’ai été un des premiers à rencontrer Jean Marc Sauvé dès sa nomination, avant même qu’il nomme tous ses experts. Cet homme avait une grosse compétence nationale, ancien vice-président du Conseil d’Etat, administrateur hors pair de la Fondation des Apprentis d’Auteuil. Il était chargé de cette commission car haut fonctionnaire de la République, habitué à gérer toutes les grosses problématiques. Mais lors de notre rencontre, en décembre 2018, je le trouvais distant même s’il m’écoutait. En février 2019, j’étais invité par le C6, les proches collaborateurs du Pape, pour le sommet sur les abus sexuels à Rome. Ils avaient convoqué les présidents des grosses associations de victimes au niveau mondial. Nous étions 12 associations. Le SNAP (**) pour les Etats-Unis, Ending Clerial Abuse, association mondiale sur 21 pays, avec des représentants de la Jamaïque, Espagne, Italie, l’Australie, l’Irlande. Le soir, je reçois un coup de fil de Jean Marc Sauvé qui me dit qu’il vient de comprendre.
Que s’était-il passé ?
Il avait reçu le témoignage d’un ami proche, de son collège Jésuite à Paris, qui avait été agressé par un professeur qu’il connaissait. Et là, il y avait eu un basculement. Je me suis rendu compte que pour être dans ce mouvement, malheureusement, il n’y a rien de tel que d’avoir dans son entourage quelqu’un qui a été victime, pour se rendre vraiment compte des dégâts. Le camarade de Jean Marc Sauvé avait environ 60 ans, il n’en avait jamais parlé. Un traumatisme latent est une machine de destruction massive pour la vie. Il s’est rendu compte, et je l’ai vu évoluer. On a été reçus avec « La Parole Libérée », association de l’époque, devant les 23 experts en mars 2019. Cela a été très intéressant. On a énormément parlé sur les questions de complicité active et passive. Notamment des évêques, qui ont sciemment caché les affaires. Cela fait aussi suite à l’entretien au Sénat en janvier 2019 avec cette commission de femmes sénatrices, avec un seul homme, et Laurence Rossignol, qui nous a beaucoup soutenus par la suite. Les femmes politiques ont un rôle clef car elles sont beaucoup plus au fait des choses et surtout de l’urgence à réagir. Cette première commission du Sénat était un peu le contrepied qu’il n’y ait pas eu de commission parlementaire. Cela a été une bonne chose. Ont été entendus l’Education nationale, le milieu sportif. Le rapport est très bon, car il fait état de l’urgence à rentrer dans cette lutte contre les violences sexuelles. Nous avons été projetés sur la scène médiatique, et j’ai toujours eu à cœur de poursuivre le combat dans le milieu où j’ai été victime. Moi, j’ai eu le procès de mon agresseur, j’ai eu des dommages et intérêts. La question est réglée, il a été condamné. Mais je me bats pour ceux qui n’ont pas cette possibilité d’avoir un procès car l’affaire est trop ancienne, et la justice parle de prescription, ou car l’agresseur est décédé. L’idée est de trouver un moyen pour ces personnes de franchir des étapes, d’évoluer de la libération de la parole, jusque dans leur propre vie. Comment ils vont pouvoir dépasser le traumatisme et reprendre le dessus ?? Moi, ce qui m’anime, dans mon association « Parler et Revivre » créée il y a deux ans, est cet échange avec ces gens de 60-70 ans qui nous appellent. On les épaule à travers toutes les étapes : faire l’état des lieux, voir avec eux ce qu’ils souhaitent par rapport à leur vie, à leurs proches, l’ont-ils révélé ? C’est inestimable pour eux car ce n’est pas seulement une consultation psychologique ou chez un avocat pour savoir si c’est prescrit ou pas. C’est vraiment d’accompagner la personne par rapport à ce qu’elle veut vraiment. Récemment on a créé les groupes de paroles régionaux, à Paris et Région Nord, tous les mois, avec différentes thématiques, le juridique, la révélation aux proches, la prise en charge thérapeutique, la nécessité de se mettre en lien avec d’autres victimes. C’est très riche car on arrive à faire se rencontrer des personnes qui ont vécu un même traumatisme. Même s’il y a des différences, il y a quelque chose qui relie ces personnes. L’idée est de leur dire qu’ils ne sont plus tout seuls, parce que pour la personne victime, le plus dur est de souffrir de la solitude, de ne pas être compris par les proches. A ce sujet, j’ai deux témoignages récents : un homme de 77 ans et une dame de 71 ans, l’un en Région Parisienne et l’autre sur l’Aveyron, et en un an, ils ont connu un parcours extraordinaire, pour se reconstruire, à partir de la libération de cette parole.
Vous-même, avez-vous avez fait des rencontres particulières, qui vous ont permis de pouvoir parler et de mener ce combat ?
Moi, ce ne sont pas des bonnes rencontres qui m’ont poussé à parler ! C’est particulier, j’ai été agressé dans une colonie de vacances, c’était chrétien, c’aurait pu ne pas l’être, c’était un prêtre, c’aurait pu être un animateur ou directeur. Pour moi, comme toutes les personnes victimes, on enfouit les choses, on se sent honteux. A l’époque de l’adolescence, on ne veut pas en parler, et surtout pas à ses parents. On met un couvercle, et on se dit que ça passera. Sauf que ça occasionnait des problèmes dans mes relations avec les filles. Il n’y avait pas de souci sur mon orientation sexuelle, mais cette agression avait laissé des traces sur moi et la relation au corps de l’autre était compliquée. Et il y a eu un électrochoc quand j’étais professionnel au sein d’un foyer chrétien en Aveyron, où je me suis retrouvé face à un directeur qui a eu des gestes plus que déplacés sur des jeunes. Cela datait bien avant mon arrivée à l’internat. Je suis arrivé en 2004 et des faits remontaient à plus de 10 ans en arrière. Et en 2004-2005, il a été très actif sur des jeunes du foyer où j’étais animateur. Des jeunes sont venus me parler. J’ai tiré la sonnette d’alarme, mais personne n’a réagi. Que ce soit le Diocèse, l’enseignement catholique, l’association d’aide aux victimes, qui avait reçu consigne de ne pas s’occuper de cette histoire qui impliquait un prêtre connu sur la place publique ruthénoise, lié aux grandes familles locales. Je me suis retrouvé tout seul avec ces jeunes, et une assistante sociale qui m’a épaulé pour les orienter pour la prise en charge. Moi, cela m’a permis à 25 ans, et 13 ans après mon agression de pouvoir me rendre compte que ces jeunes étaient victimes et qu’ils sont face à des murs, des gens qui ne veulent pas que les choses sortent, qui ne veulent pas que ces jeunes soient pris en charge. Car cela jette l’opprobre sur le directeur-prêtre qu’on voyait à l’époque comme le futur évêque, quelqu’un de très influent, qui avait 36 casquettes. Du coup, pour moi, durant cette période, cela a été très difficile. L’évêque de l’époque a été très dur avec moi, il n’a pas été dans la bienveillance et l’aide. Je me suis retrouvé face à des gens qui insinuaient que je mentais, que j’aidais ces jeunes pour d’autres raisons. Alors que ces jeunes ont été entendus par la Police, que l’agresseur a été mis en examen, qu’il a été condamné, y compris en appel à Montpellier, et qu’il a quitté les lieux. Je me suis retrouvé face à un mur de personnes qui prétendent représenter une Institution, qui, dans mes codes d’enfant, était protectrice des plus faibles et des plus petits. C’est bien le message évangélique de la religion ! Et là, on les muselait, on les écrasait. Cela m’a fait réagir, et tout est remonté.
Vous avez alors entamé des recherches sur votre agresseur.
Je me suis alors demandé ce qu’était devenu mon agresseur, Pierre de Castelet. Et je l’ai retrouvé sur internet au milieu de jeunes. Cela a été comme une cocotte-minute. Cela a explosé. Alors qu’en 1993, il y avait eu un signalement qui avait soi-disant été fait à Jeunesse et Sports par l’association qui encadrait notre camp de vacances, un signalement soi-disant au supérieur de ce prêtre, au Diocèse d’Orléans. Mais en fait, rien n’avait été fait, il avait été laissé auprès des jeunes pendant 20 ans après notre camp. Et là aujourd’hui, je connais d’autres victimes qui ont été agressées après nous. Cela veut dire que sciemment par la protection de l’agresseur, organisée par ces adultes, d’autres victimes ont été à déplorer. Pour moi, c’est une complicité active. Ils étaient tous au courant, Evêques, prêtres, associations paroissiales. Il y avait même un dossier au Diocèse d’Orléans qui relatait les courriers des parents qui s’étaient plaints que leur enfant avait été agressé par ce prêtre. Jamais rien n’avait été déclaré à la justice. Jusqu’à ce que moi, j’aille voir l’évêque encore présent en 2010, André Fort, qui m’a reçu avec beaucoup de bienveillance, et qui a surtout noyé le poisson pour que rien ne soit signalé à la justice. Et lorsque je me suis rendu compte un an après mon rendez-vous avec l’Evêque que le prêtre était toujours au contact des jeunes, là, j’ai réécrit en menaçant de tout dévoiler à la justice. Un nouvel évêque, Jacques Blaquart, venait d’arriver, il a immédiatement transmis au Procureur de la République. Cela a été un long chemin pour dénoncer des actes qui, finalement, n’avaient pas été considérés à l’époque.
Vous êtes ensuite intervenu à la conférence des Evêques fin 2018, qui a donc décidé de la création de la Commission Sauvé chargée d’enquêter sur les abus sexuels. Est-ce que maintenant des directives précises ont été formalisées par l’Eglise française en cas de connaissances d’abus ? Y a-t-il désormais un devoir de signalement auprès de la Justice ?
Depuis 2000, un premier livret sur la pédophilie avait été écrit. C’était l’époque de l’affaire Bissey, un prêtre pédophile, et Pican, évêque condamné à trois mois de prison avec sursis pour avoir couvert le secret d’une agression de mineur par ce prêtre. Une conférence des évêques avait eu lieu en 2000, et avait produit ce livret. Il y a eu une actualisation en 2005, et en 2010. En 2000, le Protocole était de signaler à Rome avant que ça revienne vers la Justice française. Des choses existaient mais elles n’étaient jamais appliquées. D’ailleurs, l’évêque de Caen, qui avait été condamné, avait été applaudi à la conférence des évêques de France pour avoir gardé ce secret, et avoir défendu son prêtre agresseur. L’affaire dont j’étais témoin avec les jeunes de Rodez date de 2005, mais l’évêque de l’époque n’a rien fait. Le pire est que j’ai appris que par rapport à l’abbé Morel, du collège de Mur de Barrez, qui a été le plus grand criminel pédophile prêtre en exercice de ce siècle, avec 300 à 400 victimes, et officiellement 80 à 100, ce prêtre a été réaccueilli à sa sortie de prison par l’Evêque de Rodez, qui ne lui a pas donné de paroisse, mais qui ne l’a jamais inquiété sur le statut alors qu’il devait transmettre un dossier à la Congrégation pour la doctrine de la foi, pour que ce soit jugé canoniquement et qu’il ne soit plus prêtre. Or cet Abbé était présent dans des cérémonies d’enterrement à la cathédrale de Rodez, aux côtés de l’Evêque dans les années 2010… Cela veut dire que jusqu’à présent, l’Eglise n’avait pas conscience et ne voulait surtout pas avoir conscience de tout ça. Car ils se tiennent tous par la barbichette et ils se protégeaient. Et finalement, les victimes n’existent pas. Pour l’Abbé Morel, la prescription était de 10 ans, et pas beaucoup de victimes déclarées étaient encore vivantes. Pour moi, l’Eglise n’a jamais fait un pas vers ces personnes. Je ne peux pas comprendre qu’on se dise institution du salut, qu’on fasse des discours de morale tous les dimanches à l’Eglise ou à la cathédrale, et que derrière, on n’agisse pas… En 2018, on leur a dit « Consacrez-vous d’abord aux personnes victimes. Elles ont besoin de vous. Donnez-leur une reconnaissance officielle. » Pour l’Etat Français, une loi a été passée en 2001 sur le mémorial arménien, et c’est très fort républiquement. On n’en attend pas moins de l’Eglise : qu’ils inscrivent officiellement ces crimes et la complicité de crimes à laquelle l’Eglise est associée.
Ce projet d’un mémorial des victimes apparaît comme une priorité pour vous ?
Ce qu’attendent les victimes et associations de victimes, c’est d’abord la reconnaissance des faits. La plupart des victimes sont sorties de l’Eglise et n’en ont plus rien à faire. Mais le fait que l’institution reconnaisse sa complicité et sa protection des agresseurs est la première marche de l’escalier. Et il y aussi le problème de l’indemnisation. Moi, j’ai eu de la chance, j’ai eu le procès de mon agresseur. Mais nous sommes combien dans l’institution Eglise à avoir eu un procès ? Même pas 10%. Plus de 90% ne peuvent pas prétendre à une décision de justice, qui serait une reconnaissance officielle. Nous, on soutient l’idée d’une indemnisation des victimes à hauteur des traumatismes subis. Face à cette pression des associations, les Evêques ont dit qu’ils allaient faire un geste symbolique. Nous nous sommes offusqués ! Nous souhaitons que chaque victime qui le désire puisse être écoutée par un professionnel et un membre de l’Eglise pour témoigner des dégâts d’une ou plusieurs agressions subies. Comme c’est le cas en Allemagne. Avec des experts pour évaluer l’impact du traumatisme sur la vie de la personne et ensuite proposer une indemnisation à la hauteur. Moi, comme les autres écoutants, on voit que cela représente des sommes parfois considérables. Quand ce sont des thérapies qui ont duré 50 ans, cela peut atteindre 100.000 euros. Sans compter les effets collatéraux. Certains n’ont pas pu aller au bout de leurs études, n’ont pas pu faire certains métiers. D’autres sont handicapés COTOREP, vivent dans la misère car toujours en situation d’instabilité. Ce traumatisme les ramène toujours à se recroqueviller sur eux-mêmes. Les statistiques montrent que plus de la moitié des victimes d’abus sexuels bascule dans la dépression, font des tentatives de suicide. Nous, on souhaite que soit d’abord entamé un processus d’indemnisation pour les personnes qui ne peuvent pas l’être dans le cadre de la justice. Avec un forfait adaptable selon les spécificités du traumatisme de la personne.
Et ensuite, il y a d’autres formes de réparation. Moi, j’entends beaucoup de personnes proches de victimes, qui sont décédées maintenant, et pour elles, c’est important de créer un mémorial. Cela me tient à cœur, car mon premier métier était consultant en développement local, et en création de structures culturelles et muséographiques. J’ai travaillé sur plusieurs formes de Mémorial, notamment celui de la guerre de 14-18 en Moselle, à Bitche. Cette question de la mémoire m’a toujours habité. Y compris quand j’étais à Decazeville, car j’ai travaillé dans une association, au début des années 2000, j’ai enclenché du collectage vidéo, des témoignages de mineurs.
J’ai formalisé un avant-projet, la création d’un Mémorial à la mémoire des victimes décédées, et à l’attention des personnes toujours vivantes. Ce n’est pas un mémorial type Shoah, seulement pour les morts. Il faut que ce Mémorial parle aussi de vie, qu’il fasse la place à la prévention, qu’il donne la parole aux gens. Pour convaincre la société que ces crimes ont eu des impacts terribles, il faut l’entendre. Ce lieu serait en même temps une forme de musée, un centre d’interprétation avec des récits vidéos, audios, en images. Et aussi un centre de ressources et de formation pour des éducateurs, pour des membres de l’Eglise. Je souhaiterai que l’Eglise porte ce projet car par rapport à une autre institution, elle a un surplus de responsabilité qui est celui de l’institution de la morale.
Pour ce qui concerne l’Aveyron, avez-vous une idée du nombre de victimes qui ont pu être concernées par de tels abus ?
Déjà à Mur de Barrez, on peut parler de 300 à 400 personnes victimes de Lucien Morel, directeur du collège. J’ai entendu d’autres cas sur le Nord Aveyron. Récemment, nous avons signalé des cas pour l’Aveyron. Il ne faut absolument pas généraliser mais je pense qu’en Aveyron plus qu’ailleurs, la parole ne s’est pas libérée. Dans le milieu rural, les gens se taisent, ils sont tenus par ce qu’on appelle les loyautés invisibles. Le milieu rural est un milieu où on se tait. On sait aussi qu’avant, c’était comme ça dans les fermes, que les filles à 16-17 ans subissaient des choses. Et le curé, on ne va pas le mettre en difficulté car c’est un personnage. Aujourd’hui, le statut du prêtre a considérablement changé, comme celui de l’instituteur. Mais on se rend compte que des gens sont encore tenus par ces loyautés. On ne va pas en parler, surtout qu’on est dans une terre de tradition catholique. Moi, je pense que pratiquement, rien n’est sorti en Aveyron. Mon souhait était qu’on puisse faire des réunions publiques à ce sujet-là. Et ça a été très compliqué. En Aveyron, ce n’est pas super bien perçu de remuer ces choses-là. L’Evêque a fait une session de formation d’une journée il y a deux ans. Et depuis ? Il n’y a pas de continuité. J’ai entendu plusieurs prêtres qui s’interrogeaient pour faire des choses en paroisse et au final, cela n’a jamais été au bout car ils n’ont pas été accompagnés et ils se sont retrouvés isolés. En particulier de jeunes prêtres qui veulent faire valoir que l’Eglise, ce n’est pas que des curés pédophiles. Heureusement ! Déjà, il y en a suffisamment, on évalue à 5 à 10%, mais il y en a 90%, ou 95% qui n’ont rien fait et se retrouvent à subir des brimades dans leur vie de tous les jours, à la station-service, dans les commerces. Cela peut même être mal vu qu’ils s’investissent auprès des jeunes. A un moment, il faut dire stop, arrêter la chasse à l’homme. Et dire non à la chasse aux sorcières. C’est pour cela qu’il faut clarifier, faire le ménage. Etre actif sur la prévention. Pour moi, actuellement, l’Eglise n’est pas active sur la prévention.
Quelles seraient les pistes de travail sur le plan prévention ?
Il faut d’abord que la commission Sauvé achève ses travaux pour mettre en place des processus de reconnaissance et de réparation. Il y a 4 étapes : la reconnaissance – l’indemnisation – les réparations type Mémorial. La réparation peut aussi consister à assister des gens toujours croyants et qui veulent être réparés spirituellement. Certains n’ont pas perdu la foi, et attendent une main tendue, la reconnaissance de leur statut de victimes. Sans oublier que le Christ, qui est au cœur de la Messe, a été lui aussi une victime, de l’Empire Romain. La 4ème étape est la prévention. Si l’Eglise, comme les autres institutions, le sport, l’éducation nationale, veut entrer dans ce processus de réparation et aller jusqu’au bout des choses, il faut aller sur le terrain de la prévention. Former toutes les personnes en contact avec les jeunes, à tous les degrés, toutes les paroisses. Et pouvoir agir dans les établissements scolaires, car l’enseignement catholique représente 40% de l’enseignement en France. L’enseignement catholique se dit proche des jeunes, mais ne le met pas en application. J’ai créé un spectacle dédié aux abus sexuels, nous avons eu plusieurs rendez-vous avec des Directeurs de collèges ou lycées dans l’enseignement catholique qui ne veulent pas voir ce spectacle arriver chez eux. Ils craignent que ça soulève des problèmes d’inceste. Or la première fonction d’un établissement scolaire est d’éduquer les jeunes, et de les protéger. Il faut que le consensus des institutions, y compris l’Eglise, aille plus loin, car aujourd’hui, les violences sexuelles demeurent un tabou.
Cela fait 15 ans que vous vous battez. Y a-t-il toujours autant d’énergie ou bien y-a-t-il des moments de panne ?
Il y a des moments où je suis parfois en panne notamment par rapport à ce combat dans l’Eglise car c’est tellement lent à bouger. Globalement dans la société, ce n’est pas facile. On se voit avec une porte fermée, qu’on propose un spectacle adapté à des jeunes et qu’ils ne veulent même pas savoir ce qu’il y a dedans. Pour moi, c’est douloureux. Mais cela nous encourage à revenir. Et à être non pas agressif, mais bienveillant et insistant, pour faire quelque chose pour les victimes. Pour que leur voix ne soit pas qu’un feu de paille, et qu’elle soit considérée et accompagnée. Et qu’il y ait une mise en relation des acteurs car aujourd’hui, il y a pas mal d’associations qui s’occupent des victimes. Nous voulons amener sur le terrain tout ce qui existe. Y compris sur le terrain juridique. Il y a des lois qui sont faites pour être respectées. Chaque adulte en connaissance de faits doit les dénoncer. Dans les cas que j’accompagne, il y avait toujours des adultes qui étaient au courant. Si les adultes parlaient, ce serait déjà énorme, cela protégerait les victimes. Ensuite, il y a les avancées liées à l’âge de consentement, les 18 ans pour l’inceste, 15 ans pour la majorité sexuelle. Ces avancées doivent être vulgarisées.
Vous êtes donc favorable à ce qu’un adulte informé de faits de violences sexuelles les signale à la justice, même si la victime est opposée. Estimez-vous qu’il n’est pas indispensable de recueillir l’accord de la personne pour poursuivre une action ?
La loi dit obligation. Quand il y a injonction à parler de faits graves, il faut le faire. J’entends tous les jours des personnes me dire que si elles parlent, cela va briser la famille. Mais en fait, la famille est déjà brisée car elle entretient un secret, une loyauté malsaine. Tout va s’organiser autour de ça. Parler, c’est aussi protéger d’autres potentiels victimes. Hier j’avais une personne qui me parlait de son neveu, qui avait été agressé par un ami de ses parents. Ils sont au courant depuis 15 ans. Et lui ne veut pas forcément le dénoncer. J’ai demandé si l’agresseur est décédé, et non, il a 60 ans. Mais il peut être toujours actif comme prédateur ! L’obligation de dénoncer est d’abord là pour protéger d’autres victimes potentielles. Mais il faut bien montrer que l’agression est intolérable du point de vue de la loi, et est un crime. Même si c’est compliqué, il faut pouvoir informer. Moi, dans l’association, si les personnes ne peuvent pas faire le signalement, car ils n’en sentent pas la force, je leur demande l’autorisation de le faire. Et je leur indique aussi qu’étant informé de cette situation, même s’ils ne souhaitent pas, je vais informer la justice. Ensuite à voir s’ils sont entendus par les enquêteurs, ou faire un courrier. Pour que ça ne tombe dans les oubliettes. Je peux citer un autre cas. Les parents de deux frères se sont adressés à moi. Les fils avaient été victimes il y a 40 ans. Cela a pesé sur la famille. Un fils s’est expatrié au Canada, l’autre ne va pas bien. J’ai d’abord accompagné les parents. Puis je me suis entretenu avec un premier fils, puis le deuxième, pour les amener à signaler les faits. J’ai fait le signalement avec l’association. Je ne les ai pas forcés. Pour eux, les faits sont prescrits et ils ne peuvent rien attendre de la justice. Mais grâce au signalement, on a retrouvé une personne qui a été abusée il y a 4 ans. Cet homme a agressé les frères il y a 40 ans, et il y a 4 ans, il agressait encore un jeune garçon…. L’injonction à parler, ce n’est pas de la délation. C’est d’abord protéger d’autres victimes de quelqu’un qui a des pulsions, qui a sans doute des pathologies, et qui peut reproduire des actes. La loi est faite pour ça. Il y a obligation de dénoncer. Et la personne qui ne dénonce pas peut encourir une mise en examen pour non dénonciation. Cela arrive dans plusieurs affaires.
Le combat ne s’arrêtera jamais pour vous. Peut-on parler d’une mission ?
Tant qu’il y aura des personnes victimes, je me vois mal arrêter. Moi, j’ai des enfants aussi. En tant que papa, je n’accepterai pas qu’il leur arrive quelque chose. Quand j’entends des personnes de 60-70 ans, ou des plus jeunes qui me dénoncent l’inceste, je revois toujours les enfants. Ce qui m’habite est que tant que des personnes sont en souffrance et n’ont pas d’issue, et qu’on pourra faire quelque chose pour elles, on sera là. Peut-être qu’un jour, je ralentirai, je tournerai la page. C’est très énergivore. C’est presque vocationnel. Pour moi, c’est très important. Et quand je vois le bienfait que ça peut procurer à ces personnes, qui me disent merci après un accompagnement, c’est une victoire à chaque fois. Car cela les a aidés, cela a transformé leur vie ou les rapports à leurs proches. Et quand c’est une résilience au bout du chemin, je me dis quelle meilleure récompense ?
Entretien réalisé par Odile Baudrier à Olemps le mardi 9 mars 2021
Photos : DR et Shutterstock
L’ENFANT DU SILENCE, un ciné-concert contre les violences sexuelles.
J’ai créé un ciné-concert, l’Enfant du Silence, avec un film de de 1h10’, et une dizaine de chansons qui accompagnent le film et jouées par une dizaine de musiciens sur scène. L’idée est de cibler un public d’adolescents, de la 4ème au BTS, pour informer sur les violences sexuelles et le parcours d’une personne victime.
En début d’année, nous avons travaillé en Résidence à Conques, et en raison de la crise sanitaire, la première représentation a eu lieu seulement devant des professionnels. Ils ont été très émus, bouleversés. Deux sur 20 ont même témoigné avoir été victimes elles aussi. Cela montre l’importance du sujet, et à tous les niveaux de la société.
Ce spectacle veut aller sur le terrain de la prévention, lancer les débats sur la place publique. Aujourd’hui, pour les violences sexuelles, il y a une libération de la parole, des dénonciations, mais ça s’arrête là. Comment dépasser ce stade ? Sinon, cela tombe dans les oubliettes. Pour nous, on dit que les victimes le sont à vie. L’idée est d’avoir un réceptacle de la parole pour que la parole se libère et que des personnes compétentes puissent l’accueillir.
Le spectacle est unique, car il n’existe aucune proposition actuelle en France, pour prévenir et sensibiliser. On a un partenariat pour France Victimes, une fédération d’associations locales. Ici ADAVEM en AveyroN.
Le spectacle est suivi d’un débat. France victimes intervient en amont et en aval dans les établissements scolaires pour expliquer la problématique, les dégâts occasionnés par les violences sexuelles, les victimes collatérales.
Nous avons des demandes pour le spectacle sur la région parisienne, Nice, Nantes, et à chaque fois, des accompagnants locaux seront présents.
(*) CIASE : commission indépendante d’enquête sur les abus sexuels
(**) SNAP : Survivors Network of those Abused by Priests