PAUL TEXIER, ultrabiker avant l’heure
A l’âge de 55 ans, tout jeune retraité de la SNCF, Paul Texier s’installe à Millau. Un homme discret connu pour ses œuvres d’art tournées sur bois précieux. Mais ce que l’on sait moins de lui, c’est qu’il fut un ultra-cyclorandonneur collectionnant dès l’âge de 20 ans toutes les grandes aventures françaises et européennes à vélo qu’il archiva minutieusement dans trois petites valises en bois. Par amitié, il accepta d’ouvrir ces petits coffres-forts. Rencontre et émotions.
De loin, j’ai vite reconnu la silhouette de Paul, les deux mains jointes dans le dos. Sur le trottoir de droite, rue Charles Dutheil, là où la chaussée se partage en deux en un croissant de lune. Il m’attendait à la hauteur du cèdre majestueux, vénérable gendarme des lieux, paisible et impassible et grand sage solitaire.
Il leva la main, j’ai freiné. A sa hauteur, j’ai mis pied à terre, je lui ai souri. Il était pressé de me dire «je savais que vous alliez passer. J’ai quelque chose pour vous. Je sais que vous pourriez être intéressé».
Paul, je l’ai rencontré la première fois à la croisée d’un chemin, loin après la Croix des Prisonniers, à l’aplomb de la cabane forestière du Prat dans la montée du St-Guiral. Moi, plié à affronter les morsures d’un arbuste épineux, lui courbé à affronter d’un bon pas cette longue montée en direction du Col de la Guérite. Nous avions parlé brièvement, lui visiblement intimidé, pour ma part étonné que ce petit bonhomme, d’un âge avancé, mais d’un bon pas alerte, puisse affronter en solitaire le parcours des Templiers.
Puis, nous nous croisions. Une fois par an, parfois plus, à papoter sur le bord d’un trottoir, en voisins, «bonjour, bonsoir», moi toujours un peu pressé, lui en partance pour sa randonnée quotidienne, les mains toujours jointes dans le dos, le buste courbé, d’un pas assuré.
Finalement, je ne connaissais pratiquement rien de cet homme. Peut-être n’avais-je pas été assez curieux ? Seulement deux, trois anecdotes, guère plus, celle-ci par exemple, il avait été le suiveur de Claude Faquet, un marcheur de grand fond sur la route de Strasbourg – Paris. C’est peut-être cela qui me reliait à lui. Peut-être avais-je évoqué avec lui mon bref passage dans ce monde suranné de la marche de grand fond à un âge où habituellement on roule en vespa pour affoler les cœurs tendres à chercher l’âme avec qui roucouler.
J’ai laissé traîner cette petite intrigue comme un message mal griffonné que l’on effleure du regard chaque matin sans en faire cas, pour enfin me décider. Je fus hésitant sur l’adresse mais je trouvais avec l’aide d’Hervé, un bénévole croisé sur mon chemin «ah oui, c’est César que tu cherches, c’est la porte là». J’ai pensé «César, ça doit être Paul, alors allons-y». Immeuble années soixante, larges couloirs, murs jaunis mais l’ensemble bien entretenu, j’ai empoigné la rambarde et j’ai grimpé les quatre étages. Avec lenteur, bruits de mes pas claquant, résonnant, sur chaque palier, bruits d’appart en sourdine et odeurs de cuisine. Sur les pas de portes, paillassons gisant, dans les coins, cactus agonisant. J’ai sonné, j’ai entendu «c’est ouvert». J’ai reconnu la voix, j’étais bien chez Paul et non pas chez César.
Je suis entré, au-dessus de la porte, un fer à cheval sur son clou, j’ai pensé « je suis protégé ». A gauche, la salle à manger baignée d’un généreux soleil de printemps, la baie vitrée ouverte sur le sud. Il faisait bon, j’ai quitté ma veste, je me suis assis. Devant moi, sur la longue table aux pieds ciselés, Paul avait étalé trois petites valises en bois, du fait main assurément. Il posa ses lunettes sur le bout de son nez, nous étions l’un face à l’autre. Voilà, j’allais enfin en savoir plus. Il n’y a pas eu d’introduction, ni de préalable «voilà, c’est cela que je voulais vous montrer».
Je me suis penché, la première valisette contenait rangés, année après année, serrés à ne pas glisser un onglet, des centaines de carnets de route, brevets sportifs de cyclotourisme, brevets routiers, feuilles de contrôle, des petites cartes froissées, jaunies publiées à l’encre violette. Dépassant du lot, l’annonce du Paris – Brest – Paris année 56, prévu du 6 au 7 septembre et le programme complet des Audax qualificatifs allant de 200 km à 600 km. Rien que ça !
C’était donc cela le secret de Paul Texier, un secret bien gardé, très peu dévoilé même auprès de ses anciennes amitiés, une vie passée sur un vélo à sillonner la France et l’Europe, longues et foldingues chevauchées fantastiques sur deux roues, les mains sur un guidon comme on met les mains sur les hanches de sa bien aimée, sa petite reine, sa fiancée puis sa belle mariée pour une éternité.
Dans ces trois valises, toute une vie, une passion née à la suite d’une petite annonce lue dans un journal de Rennes là où réside le jeune Paul, menuisier de profession dans l’entreprise familiale aux côtés de ses trois frères «venez rouler ce premier dimanche d’automne»… «j’avais 19 ans, bah…on a du faire 40, 50 kilomètres. Je ne sais plus». Ce fut le début d’une histoire, d’une sacrée histoire. Pas de celles qui se consument et s’évanouissent en un clic avec quelques likes et trois selfies à peine le cul sur la selle. De celles qui appartiennent au silence de l’intime, au secret des grandes aventures et épopées solitaires qui se vivent bien plus que ce qu’elles se racontent.
De la première rangée, j’ai tiré soigneusement une vingtaine de documents rangés sous l’onglet 1955. J’ai feuilleté, le premier sur le devant, un carton rouge, le Tour du Finistère, 340 km, départ et arrivée de Morlaix, face au café de la Renaissance, 7 tampons authentifiant le passage du jeune cycliste chevauchant son destrier, un René André, cadre acier. Second document, le Tour de la Suisse Normande, 165 km, départ devant le restaurant Dadon, la Rando Hague et Saire, 167 km, les 12 heures de Chanteloup, à Rouen un Audax sur 200 km, à Paris un Audax sur 400 km, le Brevet Fédéral du Cyclocampeur, le Brevet des Villes Normandes…
Seconde rangée, année 56, je découvre un petit passeport, format paquet de cigarettes, le livret de son premier Paris – Brest – Paris. Il n’a que 21 ans, 1200 km à parcourir, sans compteur, sans GPS, plaque de cadre le N°76 et la liste des 21 points de contrôle avec pour arrivée finale le Parc des Princes s’il vous plaît. Paul sera au départ de la célèbre PBP, 10 fois, 10 fois finisseur, sans chichi, sans grigri. Enchaînant même en 1971 la version Audax et Randonneur soit 2400 km en 9 jours. Question développement, au rayon des connaisseurs, 26 – 40 et 48 à l’avant et à l’arrière un 5 vitesses étagées de 15 à 25 dents pour mordre les cols de l’arc alpin et pyrénéen. Il sera membre de l’Ordre du Col Dur, commandeur avec 500 000 mètres positifs soit l’équivalent de 360 fois le Tourmalet !
Question équipement, un vélo solide comme compagnon de fortune «car quand tu voyages en train pour le retour, on peut te le casser», une selle Brooks en cuir à tanner, pour l’éclairage, une bonne vieille dynamo et une torche à trois piles rondes scotchée au guidon, du Cetavlon pour les fesses en feu, une petite sacoche à l’avant et le plus souvent une chemisette par-dessus le maillot de club car dit-il d’un ton ferme «je n’ai jamais porté un maillot à réclame, pareil pour les gants, je n’ai jamais porté de gants». Sans oublier une housse à se trimballer, bien roulée, bien pliée, pour le retour en train, une simple évidence pour ce cheminot, embauché en 1960 aux ateliers de la maquetterie, Plaine St Denis, banlieue Nord de Paris, comme menuisier affecté à la réalisation des prototypes grandeur nature pour Alsthom ou Dietrich.
«Vous voyez, j’étais sûr que vous seriez intéressé». Peut-être avait-il percé au fil de nos rencontres même furtives, mon côté nostalgie avoué et assumé ? Penché au dessus de ces trois valises, je n’avais pas assez de mains pour aller de l’une à l’autre, extirpant un document puis un autre, tous imprégnés d’une forte odeur de papier jauni, puis d’une boîte en fer, une médaille, un médaillon au bronze terni, vert de gris, une plaque de cadre rouillée.. avec le désir impatient de serrer les courroies et refaire la route, de bistrots en restaus Routiers comme autrefois, accouder au zinc, pour tamponner le carton au nez et barbe de l’aubergiste. De ressortir les Michelin au 200 000ème, le Bic à la main pour suivre d’un trait rouge ces périples, 20 km/heure exigés, dans le grand chambardement d’une France Gaullienne à la dure épreuve des changements de société et d’une Europe en pleine construction. Au hasard, dépassant, les coins écornés, je sortais méticuleusement une feuille A4, au risque de la déchirer, celle-ci rédigée à la main, divisée en 6 cases pour 6 étapes. Départ de Quimper, arrivée à Munich le 26 août 1972 pour l’inauguration des Jeux Olympiques, 1420 km en 6 jours, en bas de la feuille une mention, un conseil, «soyez prudents, bonne route». A son actif également les Traits d’Union Européens, pour relier chacune des capitales européennes, Paris – Vienne et ses 1510 km, Paris – Rome et ses 1612 km…bien avant la naissance des Eurovélos, de l’ultrabike de nos jours en pleine renaissance et du bikepacking, une mode qui n’a strictement rien de plus ni de mieux à offrir que les Audax et leurs musettes bourrées d’audace et de culot. Moralité, on n’invente jamais rien.
Paul Texier traversa ainsi un demi-siècle, les mains sur les cocottes, le nez bien au-dessus du guidon pour s’imprégner de cette France des champs et des coqs qui gueulent au petit matin, à peine le jour levé, après une nuit passée à dormir dans une grange ou dans un abri de fortune «si on ne trouvait rien pour dormir, on s’arrêtait dans un coin avec de la paille. Mais dans les villages, c’était pas toujours évident car il y avait de la méfiance». Car dans cette France laborieuse, mais de quel bois pouvaient bien se chauffer ces privilégiés mal rasés, ces vagabonds aux nez brûlés ? Avec leurs jambes épilées et bronzées, la cuisse galbée, la casquette la houppette relevée, sur leur frêle machine à petits pneus, traversant la France, de Diagonale en Directissime, sans craindre la fatigue, les orages, la faim au ventre, les nuits noires d’encre, les nids de poule, sur ces départementales rugueuses aux allures de vicinales. Pour 5 francs, ils reliaient Brest à Menton ou bien Hendaye à Strasbourg ou pire et mieux encore ce Tour de France Audax, 4300 km en 17 jours. Dans quel but ? Pourquoi, pourquoi ? Sans que le coursier ne puisse vraiment trouver la bonne réponse, ne sachant peut-être pas l’exprimer, par timidité, par simple et noble sagesse. J’ai osé cette question «mais aviez-vous le sentiment de réaliser des choses extraordinaires « ? L’homme de répondre sans forfanterie «mais non, car ce que j’ai fait, tout le monde pouvait le faire» et d’ajouter sans changer de braquet «alors je vous donne le tout, vous le prenez ?».
Nous avons refermé ensemble les trois valises ainsi qu’une petite boîte en fer de gâteaux bretons pleine de médailles. J’ai pris les deux plus lourdes, Paul la plus légère. Dans l’escalier, il s’est excusé «je dois me tenir car avec mes oreilles, je peux avoir des problèmes d’équilibre, c’est pour cela que j’ai arrêté le vélo». Nous avons posé les trois valises, dans le coffre, bien alignées. Paul venait de me confier les archives de toute une vie, c’était précieux, j’étais ému.