ANTOINE DUBRUEL, LA PEINTURE, C’EST UN MOMENT DE GRACE
Antoine Dubruel, artiste peintre, a posé son chevalet et sa besace de «vagabond» dans le Sud-Aveyron, écartelé entre les gorges de la Dourbie à St-Jean du Bruel et les Gorges du Tarn pour trouver l’inspiration à créer des paysages « rêvés », un monde, son monde, entre réalité et tumultes de ses souvenirs d’une jeunesse révoltée. Rencontre, entretien et portrait.
J’ai sonné à la porte de cette belle demeure de la rue de Planard. Un déclic, j’ai entendu distinctement «c’est au second, le chien est imposant mais il n’est pas méchant». Je suis monté.
En grimpant sur la pointe des pieds, marche après marche, comment se défaire de cette petite appréhension à franchir la porte d’un inconnu ? A poser sa besace dans le recoin d’une pièce sans que cela ne gêne, à découvrir un visage, une posture, à découvrir une voix, son intonation, sa gravité ou sa fragilité, à découvrir une lumière, des odeurs, à poser son regard sur des titres de livres soigneusement rangés ou nonchalamment posés sur un guéridon ou sur ces morceaux de bois sec tortueux et noueux allongés comme des lézards pétrifiés sur les rebords de fenêtres. Est-ce de l’audace ? Le premier pas, la première impression, le premier regard, une main tendue que l’on évite, que l’on ne peut saisir. Un bonjour poing fermé contre poing fermé. J’étais chez Antoine Dubruel, artiste peintre. Je suis rentré.
Le chien était bien imposant, pattes puissantes, babines palpitantes, mais pas méchant, juste reniflant. Quelques caresses, quelques gratouilles et chatouilles, il s’est frotté puis il s’est couché sur le carrelage d’une pièce demi-ovale, baignée d’une lumière douce. Une fenêtre était ouverte, petit air frais, la Pouncho en ligne de mire. Je me suis assis dans le moelleux d’un fauteuil. Devant moi, une table basse, face à moi, accroché au mur, le tableau « les sillons de la Colère » pour plonger droit sans retenue dans l’univers d’Antoine Dubruel, comme debout, les deux pieds sur le vernis craquelé d’une table d’orientation, le vide sous vos pieds à caresser les lignes de fuite, un océan imaginaire et l’horizon sous tension.
Le cadre était posé. Nous étions l’un en face de l’autre dans cette pièce en forme de boudoir et de fumoir où autrefois les bourgeoises, épouses de gantiers et mégissiers bien nommés, les soirs de dîners, devaient jacasser en sourdine et rires pincés sur les infidélités des unes et les caprices des autres. Nous avons bu un café. Devant moi, un homme au visage sec, les bras secs, fine moustache en arc de cercle, regards sombres, un petit air d’aviateur époque illustre de l’Aérospatiale ou de danseur argentin. Entre deux clopes roulées et fumées sur le balcon, on a parlé basket «je voulais être pro, j’étais meneur de jeu. J’étais fan de Freddy Hufnagel. Il jouait à Pau – Orthez». On a parlé tango. Les airs de Francisco Canaro ont vite bourdonné à nos oreilles dans l’énergie de l’abrazo et du milonga «A Toulouse, pendant deux ans, j’ai été de tous les bals, je dansais dans la rue à St Georges, j’allais au Tangueando, la maison du Tango, rue Bayard». On a parlé du grand père, André Dubruel, résistant dans le réseau Brutus, puis au front avec une unité de 40 hommes et blessé à la frontière allemande. L’artiste raconte «nous avions des réunions de famille très animées. Souvent, il disait «vous voyez là, en montrant son entre jambe, si la balle avait dévié de 2 centimètres, y’a aucun de vous qui serait ici ce soir» et d’ajouter « avec lui, je suis même allé assister au procès Papon ».
Il faut toujours une intro pour se découvrir, un café, une clope, des anecdotes, des potins « je suis d’ici, je suis de là » pour que les épaules se relâchent, que le dos s’arrondisse, que la respiration s’apaise, que les jambes se croisent. Simplement pour être bien, pour quitter le pardessus d’une histoire parfois lourde à porter, pour dégrafer le col de chemise et laisser filer les mots comme on saute à cloche pied pour traverser un cours d’eau. La trouille des miradors et des sables mouvants, qu’importe, la vie à fleur de peau, ses intrigues, ses énigmes, le grand voyage, Bordeaux, Arcachon, Toulouse, Sète, Dolan dans les gorges du Tarn et enfin Millau, l’itinéraire de ce «vagabond« était déjà brièvement tracé sur ce vaste échiquier où les pions entre reines et rois, entre fous et cavaliers avancent souvent dans l’imprévu, dans l’indécision avant que les portes du palais ne s’entrouvrent. Le chien dormait allongé sur une carpette, les yeux mi-clos. Peut-être nous écoutait-il ?
. Gilles Bertrand : Dans vos entretiens accordés aux médias dans l’avant-première d’une exposition, vous revenez souvent sur les origines sociales de votre famille, sur une période de révolte qui vous écarte d’un chemin tout tracé. Pouvons-nous refaire ce bout de chemin qui est peut-être fondateur dans votre parcours d’artiste ?
. Antoine Dubruel : Je suis originaire d’une vieille famille de notables du Bordelais et du Lot. Mon arrière-grand père a créé la faculté de droit à Beyrouth, mon grand-père fut, lui aussi, juriste et mon père, lui aussi, est rentré en fac de droit. Gosse, j’aimais le droit mais j’ai traversé une période intense de révolte. J’étais un dilettante et peu studieux mais j’ai quand même obtenu ma licence en droit. J’étais en révolte contre le père, contre un milieu, dans une forme d’autodestruction. Ma vie était débridée. Je lisais le Monde Diplomatique, je le lis d’ailleurs toujours (il me montre du doigt le dernier numéro posé plié sur la table ronde devant nous). Je connaissais la marche du monde, je regardais ce monde en me disant « mais quelle horreur ! ». J’ai tourné le dos au droit et je me suis inscrit en histoire de l’art, un univers qui m’était totalement étranger. Un jour, en cours, on nous passe une diapo, c’était une représentation d’un tableau de Van Gogh « Le Semeur » et là, je me suis dit « c’est cela que je veux faire ». Et pendant un an, je disais « je vais peindre, je vais peindre », mais j’avais peur de passer à l’acte. Un jour, avec ma compagne d’alors, nous passons devant une vieille boutique à Toulouse, elle me prend par le bras et nous rentrons. J’ai acheté un pinceau, un couteau et trois tubes, trois couleurs primaires et un blanc et un noir.
.G.B. : Comment pourriez-vous qualifier cette période de révolte ?
.A.D. : J’étais un homme révolté. Je prenais des risques. Comme de grimper dans une grue à mains nues. Je n’étais pas suicidaire mais nihiliste. C’était comme au poker, on joue tout sur un coup même si j’avais qu’en même cet instinct de survie. La musique était très importante pour moi, ma famille était fan de jazz, j’ai assisté aux concerts de Stan Getz, Miles Davis, Michel Portal, Michel Petrucciani. Ce fut une période de grande désillusion, très sombre, très noire. Mes premiers coups de pinceau, ce fut sur du carton mais très vite, c’est devenu une obsession. J’enchaînais les petits boulots mais ma vie prenait enfin du sens. Ma vie ne tournait plus qu’autour de la peinture. Je peux dire que la peinture m’a sauvé. J’étais en lutte contre le système, à ma façon, j’avais besoin de donner une autre représentation du monde, de dire les choses à ma façon. J’étais prêt à tout sacrifier. C’était la peinture ou rien.
.G.B. : La vie d’artiste débute parfois par une période plus ou moins longue d’errance, de vaches maigres, une quête pour s’affirmer, pour se réaliser. Avez-vous connu cette période délicate ?
.A.D. : A 30 ans, je suis parti pour Sète. Je me souviens, je cherchais un appartement. Un jour, je rentre dans un immeuble, vraiment affreux, je monte et j’arrive dans un taudis mais je m’y suis installé et pendant six mois, je l’ai rénové et j’en ai fait un petit bijou. C’est devenu mon atelier. J’avais la vue sur l’Etang de Thau au soleil couchant et le matin le lever de soleil sur toute la ville qui descend, le vieux port, la mer et le ciel. C’était rue de la Révolution dans un quartier populaire. Et là, je peux dire que j’ai connu la pauvreté. J’avais souvent le frigo vide. Plusieurs fois, j’ai eu recours à la distribution alimentaire organisée par le CCAS, le lieu s’appelait le Café de la Paix.
.G.B. : Ici, dans cet appartement, nous sommes entourés de toiles exprimant des paysages, certaines ont été exposées dernièrement à Carcassonne. Mais dans quel style avez-vous évolué à vos premiers coups de pinceaux ?
.A.D. : J’ai commencé par le corps humain. C’est devenu obsessionnel. Je me suis formé avec le nu et le vivant en travaillant le corps abstrait. Puis j’ai été influencé par le peintre Jackson Pollock. J’avais une table anglaise et comme lui, je peignais en tournant autour de la toile. Et en prenant des cours, j’ai fini par redresser mes tableaux et travailler sur chevalet. Puis j’ai été formé par le peintre Jean Louis Ducros, il m’a enseigné l’histoire de l’art à sa façon, au broyage des pigments. Il apprenait sans apprendre. Il parlait peu mais ça me parlait beaucoup.
.G.B. : Aujourd’hui vous vivez dans le Sud-Aveyron et vous partagez votre temps entre St Jean du Bruel où vous avez votre atelier et Millau après un séjour long à Dolan au-dessus des Vignes. Les Gorges du Tarn semblent avoir pris une place importante dans votre inspiration, comment l’expliquez-vous ?
.A.D. : Fin 2019, je me suis installé à Dolan dans une maison de famille d’une amie. Comme à Sète, j’ai rénové cette maison qui n’avait pas de chauffage. J’ai souvent fait cela dans ma vie. Et le premier confinement est arrivé. J’étais sidéré. Une période qui m’a beaucoup perturbé. J’étais très en colère. J’avais besoin de liberté, de me sentir libre pour peindre. Dans les Gorges du Tarn, j’étais loin de tout, ces paysages m’ont obsédé. J’ai passé beaucoup de temps à regarder la lune, le soleil. Nous avions des lunes exceptionnelles. J’ai un rapport cosmogonique avec le ciel.
.G.B. : Sur certaines de vos toiles, soit à l’encre de chine ou bien à l’huile, une boule trouve une place prenante dans le ciel, cela exprime-t-il votre colère, ce feu interne, intense qui brûle encore en vous ?
.A.D. : La boule de feu, c’est une révolte, c’est une révolte lumineuse. Pierre Bourdieu disait « la sociologie, c’est un sport de combat ». Moi aussi, quand je peins, je rentre sur le ring et ça dure le temps que cela doit durer. Quand je peins, c’est un contre un. C’est le feu qui monte. Je suis comme un débutant. J’ai le sentiment de repartir à zéro. A ce moment-là, y’a plus personne. A Sète, je vivais dans un quartier très bruyant. Je me disais « tu ne peux pas arriver à peindre » mais au premier coup de crayon, je n’entendais plus rien et à la signature du tableau, le bruit revenait. Ma peinture, c’est un sport de combat. Dans le geste, je danse, c’est une danse. C’est l’instant où je suis serein, je suis en accord avec moi-même.
.G.B. : L’homme, la femme, sont absents de vos tableaux, par contre des éléments naturels sont récurrents dans vos composition. Comment expliquez-vous cette présence d’arbres aux formes si particulières, ces rangées de piquets… ?
.A.D. : Ces végétaux sont comme des monstres, comme des figures anthropiques. On ne sait pas s’il s’agit d’un arbre ou d’un être. J’aime le motif de l’arbre mort. Ca me parle. Oui, on peut y trouver un geste propre au tango. Les piquets, ce sont ceux du bassin d’Arcachon. Cela me permet d’accentuer la profondeur du tableau. Le bois n’a plus de vie mais l’eau lui redonne vie.
.G.B. : Sur certains de vos tableaux, on reconnaît très distinctement certains lieux dans les Gorges du Tarn ou comme ici la Pouncho d’Agast mais vous ne vous arrêtez pas à une représentation fidèle de ces paysages, vous ajoutez votre propre monde. De quel monde s’agit-il ?
.A.D. : C’est tout d’abord un état d’esprit dans lequel je suis. Tel que je vois le monde, tel que je le ressens. Je fais un tableau monde. J’ai un rapport au monde très particulier, j’ai un rapport politique au monde. J’ai toujours été en conflit avec certaines valeurs actuelles. Je me sens dissident dans ma façon de vivre. Il y a des évènements qui me marquent et cela se traduit dans ma peinture, dans mes titres de tableaux qui ne sont pas choisis par hasard.
Extraire un monde pour reconstruire un monde, Antoine Dubruel «le vagabond» en équilibre, en transe, au pas de danse, funambule sur son échafaudage à bâtir de nouveaux horizons, dans cette pièce balayée d’une lumière montante. Midi était proche, les Gorges du Tarn devenaient envahissantes, majestueuses, impératrices et magnétiques. Nous étions entourés de grands cadres vernis de noir, étreignant de grandes falaises plongeantes, le minéral titubant dans le végétal. En contre bas, ce Tarn devenu vaste mer avant même qu’il ne se jette dans la Garonne, ces couleurs rougeoyantes, des contrastes, le trait fort, puissant où le pigment du jaune trouve des brèches pour s’extraire, pour jaillir. Et puis cet arbre torturé comme une vénérable danseuse de flamenco claquant des doigts et du talon et ces piquets comme des balises pour s’accrocher au romantisme de ces doux souvenirs, les plus doux pour apaiser des souvenirs de jeunesse malmenée passés à caboter dans la baie d’Arcachon, ses odeurs, des saveurs, les embruns, le sel mordant les lèvres, à combattre les fièvres. L’artiste l’affirme « je crée un monde qui est le mien. J’arrive en position haute et j’ouvre le paysage. Quand je pense peinture, je pense au paysage qui est en moi » pour faire renaître en urgence, comme une brusque résurgence, l’île aux oiseaux, ces prés salés, ces ciels zébrés du bassin d’Arcachon, « des oeuvres qui s’« oxygènent » et se « végétalisent » chaque jour un peu plus au sein d’une nature luxuriante, désormais omniprésente » comme l’écrit Elida Fabre témoin de cette mutation.. L’artiste s’échappe ainsi « je rentre dans ma peinture. Plus rien d’autre n’existe que la toile. C’est un moment de grâce. Je ne suis plus vraiment sur terre. Puis à la fin, je me fais un café. Je regarde mon tableau en biais. J’ai un sourire qui dure trois à quatre jours. J’ai décollé ».
Le site internet d’Antoine Dubruel : www.antoinedubruel.fr