SIMON mASSBAUM, la mémoire de la déportation juive en Aveyron
Simon Massbaum se consacre depuis plus de 20 ans à des recherches sur la déportation des Juifs d’Aveyron durant la seconde guerre mondiale. Entre 1942 et 1943, ce sont 398 personnes qui ont été raflées dans l’Aveyron et envoyées dans les camps, avec seulement 33 survivants. Par un travail minutieux dans les archives départementales et européennes, Simon Massbaum a ainsi pu identifier des dizaines de personnes mortes dans les camps de concentration, et leurs noms figurent sur les plaques commémoratives déposées dans huit villes de l’Aveyron par son association, l’ADEJMA. Ce travail de mémoire a levé le voile sur sa propre tragédie familiale, l’exécution de son grand-père par les Nazis dans le transport du dernier convoi parti de Drancy en août 1944. Une mission aux allures de quête qu’il a débutée en réaction aux positions racistes et antisémites du Front National, et qu’il poursuit inlassablement dans un contexte antisémite toujours plus pesant.
Une date importante dans l’histoire de la déportation juive pendant la guerre est celle du 17 août. Cette année marquera le 77èmeème anniversaire du départ du dernier convoi de Drancy vers Buchenwald, le 17 août 1944. Votre grand père Simon Zygler faisait partie des 53 personnes. A quel moment avez-vous découvert que votre grand père avait voyagé dans ce convoi ? Et qu’il avait été victime de l’extermination ? Car il semble que très souvent, ces tragédies demeurent secrètes dans les familles.
Effectivement, je suis né dans une famille de déportés. Vous évoquez celle qui concerne l’homme dont on m’a attribué le prénom. Mon grand père a été arrêté à Paris à deux reprises. La première fois lors de la première rafle importante, en mai 1941, qui touchait uniquement des hommes dans certains arrondissements où il y avait des juifs. On l’a appelée la rafle des billets verts. A tous les juifs d’origine étrangère, on avait remis un billet vert, qui les convoquait à différents endroits, pour clarifier les choses avec les occupants. L’inverse s’est produit. Tous ces hommes ont été piégés. Mon grand père a été envoyé à Drancy, qui venait juste d’ouvrir. Il a été libéré un an plus tard car chef de famille. Mes grands-parents tenaient un petit café-restaurant dans le Marais. Ce bien a été spolié et aryanisé, ils n’ont quasiment pas été dédommagés. Ma grand-mère a été femme de ménage, et pâtissière. Mon grand père était handicapé suite au traitement reçu dans le camp, il avait été tabassé et était devenu sourd, et il boîtait. Il ne pouvait plus travailler. Mais mes grands-parents étaient non pas naïfs, mais ils avaient l’attitude de beaucoup de juifs d’origine étrangère. Pour eux, la France avait une aura exceptionnelle, un proverbe yeddish dit « C’est là où Dieu vit ». Mes grands parents ne pensaient pas que l’arrestation subie pouvait les mettre en danger. Les femmes certainement pas, et les enfants surtout pas. L’avenir montrera que c’est l’inverse. En 43, mon grand père refuse d’aller au Service du Travail Obligatoire. Il est arrêté quelques mois plus tard, et à nouveau envoyé à Drancy, puis dans un camp très dur, à Compiègne. Les conditions étaient terribles, 10 fois pire que celles de Drancy. On arrive à cette date fatidique du 17 août 44 où une cinquantaine de personnes sont embarquées dans un convoi qui porte le numéro 79.
Pourquoi ce convoi a-t-il démarré aussi tardivement, alors que Paris est libéré entre le 19 et le 24 août ?
Il aurait dû partir plus tôt. Paris est quasiment libéré. Il s’agissait d’une tractation, entre les autorités parisiennes de l’époque, et le responsable de la SS en France, Alois Brunner, qui négocie son départ. Les nazis menacent de ravager Paris. Il demande à avoir 3 wagons, 1 au milieu avec 50 prisonniers et 2 wagons avec des militaires en armes, qui partent vers le Nord de l’Allemagne. Le train est d’abord empêché par la résistance locale des cheminots. Au bout de 2-3 jours, malgré tout, ce train s’en va. Il y a une vingtaine de résistants, Marcel Bloch (Dassault), René Frydman, la famille du Docteur Kohn. Ces personnalités sont là comme otages. Mon grand-père est arrivé le dernier dans ce wagon. Dans la nuit du 21 au 22 août, les résistants organisent leur évasion par un petit hublot du wagon à bestiaux. Mon grand-père, sourd, n’entend pas, et refuse sans doute de partir pour ne pas mettre en danger ses camarades. Le train s’arrête plus tard. Les SS ouvrent et fusillent mon grand-père dans le bois de Morteau. Le train continue, vers Buchenwald. Il s’arrête à Bergam, les enfants sont enlevés et font l’objet d’expériences sur leur corps : ils sont dépecés vivants. Il ne restera dans ce train que deux familles, dont les Smith, qui ont témoigné après la guerre, dans un livre « Le dernier convoi ». Voilà l’histoire de mon grand-père.
L’autre partie de votre famille a également été victime de la déportation nazie.
Elle vivait en Pologne. La quasi-totalité a été assassinée, à Auschwitz, à Treblinka, ou dans le ghetto de Varsovie. Mon père a été l’un des rares survivants du Ghetto à être envoyé à Auschwitz. Il a fait partie des derniers « Sonderkommandos », ces hommes chargés de vider les chambres à gaz, de les mettre au crématoire. Mon père avait 17 ans, il a débuté dans l’ignoble. Je laisse imaginer la dureté de cet homme. Toute sa vie, il n’a eu peur de personne. Il s’est évadé d’Auschwitz avec une quarantaine de personnes quelques heures avant que l’Armée Russe arrive. Il a réussi à traverser vers l’Ouest de l’Europe en plein hiver. Cela montre la résistance de ces hommes, leur envie de vivre. Il a été récupéré dans un train par la Papauté, envoyé pour se remettre dans le sud de l’Italie, près de Bari. Ensuite, il a été envoyé en France, inséré dans le centre de réadaptation à la vie sociale et professionnelle de Rotschild. C’est ainsi qu’il est resté en France.
Cette histoire familiale que vous décrivez, en aviez-vous eu connaissance étant petit ?
Non, petit, j’ai connu le silence. Un silence parlant. Par bribes de mots. Ma grand-mère parlait yeddish pour éviter qu’on comprenne. Mais les enfants comprennent rapidement les choses. Ma grand-mère me disait, à ma sœur et moi, Ne pose pas de questions à ton père, ni à ta mère. Je comprenais que leur poser une question allait les mettre en souffrance. Donc c’était d’abord un grand mystère. Même si la guerre était finie, j’étais tout petit, quand on m’a expliqué de ne jamais dire à personne que tu es juif. C’est une position handicapante pour la suite de votre vie. C’est comme si on vous désidentifie, comme si c’est une maladie. Par rapport à mon grand-père, ma grand-mère a tout fait pour ne pas le mettre sur un piédestal. Pour éviter peut-être qu’il y ait une attirance pour l’héroïsme. Elle nous a raconté autre chose, qu’il était un joueur de cartes, qu’il avait été raflé pendant une partie de cartes. On l’a cru. Toute ma famille l’a cru. Ses filles l’ont cru. Moi, en 1989, j’avais commencé des recherches par rapport aux Juifs de l’Aveyron. J’ai alors entamé des recherches sur ma famille. Elles se sont révélées très difficiles psychologiquement. J’ai commencé en 92-93. Et j’arrêtais pendant 4-5 ans. Le temps que je digère, que je réintègre cette identité. J’ai eu les documents aux archives à Paris, prouvant que mon grand-père a vécu ce parcours. J’ai aussi appris qu’avant la guerre, mon grand-père était soupçonné d’appartenance au Parti Communiste. Il y a eu plusieurs fouilles à son domicile, mais ils n’ont rien trouvé de probant. Réellement et concrètement, j’ai appris l’histoire de mon grand-père en 2004. J’ai transmis ces informations aux rares membres de ma famille, dont son fils.
Vous aviez tenu à être présent au Mémorial de la Shoa en août 2019 pour un rappel de cet évènement tragique. Vous y aviez prononcé le nom de votre grand père. Cette date a représenté un moment important pour votre famille ?
Oui, car le mythe du « par hasard », un peu « dilettante », s’effondre. Au contraire, on parle de résistant. Car quelqu’un qui ose dire non au STO alors qu’il est juif, c’est une forme de résistance. Je m’occupe de décerner les médailles des « Justes » parmi la nation, et j’ai appris que les résistances ne sont pas fermées. Me concernant, cela a déterré une partie sombre de ma mémoire. Cela m’a fait du bien. Cela m’a donné une sorte d’auto-légitimité par rapport aux autres. Hélas, Maman a perdu la mémoire au fur et à mesure. Elle ne comprenait pas quand je lui expliquais que son père était un héros. Longtemps, j’ai posé des questions. Quand mon grand-père a été arrêté pour la deuxième fois, en 43, la voisine cordonnière, qui était une bonne amie, a proposé d’aider à cacher le reste de la famille à travers sa famille agricultrice dans toute la France. D’où mon attachement à ces Justes. Quand je posais des questions à ma mère, c’était une souffrance pour elle. C’est par mes recherches que j’ai pu savoir, et en allant aussi à Chevilly Larue, où elle était cachée. Elle a été sauvée grâce au Commissaire de Police du 4ème arrondissement, il a prévenu de l’arrestation de mon grand-père. Ils ont pu être cachés. Ma mère a été cachée par une amie de la cordonnière, qui était mère supérieure au couvent de Chevilly Larue. Pour la transporter là-bas de manière légale, le commissaire a inventé un faux mandat d’arrêt, justifiant que ma mère était une délinquante. Elle a pu être envoyée dans ce couvent pour délinquantes qu’on appelait les « Fresnettes », par référence à Fresnes. Elle a vécu avec des délinquantes, a été traitée comme une délinquante pour sa propre protection, avec obligation de prières, des heures allongées sur un dallage en pierre. Je l’ai appris par mes recherches. Je lui en ai parlé, mais elle se mettait à pleurer. La seule chose qu’elle a réussi à me dire est que lorsque sa mère est venue la chercher en août 45, elle n’a pas reconnu sa mère, qui avait été cachée en Bretagne, et avait beaucoup maigri. Elle a demandé à la mère supérieure, qui s’appelait Mère Combat, qui elle était.
Le mois d’août correspond également à plusieurs rafles de juifs dans l’Aveyron, 185 déportés en août 1942, incluant 48 à St Affrique, tous déportés à Auschwitz. Ce sont au total 398 Juifs qui ont été déportés, à Auschwitz, Sobibor, Maïdanek. Estimez-vous que ces faits étaient suffisamment connus quand vous êtes arrivé dans l’Aveyron, en 1976, il y a 40 ans ?
Ce n’est pas une estimation. Ces faits étaient absolument inconnus. Il m’est même arrivé lors de recherches dans une archive municipale de rencontrer des résistants qui niaient l’existence des juifs. Or par exemple, à Villefranche de Rouergue, dans la rue de la République, la majorité des commerçants étaient juifs. C’était extrêmement minimisé par certaines associations d’anciens combattants.
Selon vous, pour quelle raison cette partie de l’histoire de l’Aveyron a-t-elle été gommée ?
La première raison est historique. Le discours de De Gaulle est la France toute entière s’est battue et a été libérée. Alors la France n’a pas pu arrêter des gens parce qu’ils étaient juifs. Les seuls documents qui apparaissent dans un parti pro soviétique de l’époque font état d’étrangers. Le mot Juif n’est pas employé. Il y avait une volonté de minimisation pour mettre en valeur, à juste titre, la valeur profonde de la résistance. C’est mon analyse, un peu polémique, partagée par des historiens. Même si on comprend que De Gaulle ait voulu qu’il n’y ait pas cette continuité de guerre civile larvée, de règlements de comptes d’après-guerre. Un travail remarquable a été fait par mon ami Serge Klarsfeld, j’ai lu l’essentiel de ses ouvrages, historiques. Il a très vite fait cette analyse.
La majorité des juifs déportés n’a en fait pas été vraiment identifiée. Les nazis ont détruit beaucoup d’archives pour empêcher leur identification, et conserver leur anonymat. Estimez-vous que c’est une injustice supplémentaire pour vous dans cette tragédie ?
C’est un double assassinat. Nier ce qui est arrivé à un être humain est un deuxième assassinat. Mais quand la guerre est finie, on n’en parle plus. Quand des juifs voulaient parler, il y avait un « essoufflement » dans leur entourage, y compris familial, et dans les institutions. On ne peut pas reconstruire la France sur un tel passé, on ne peut la reconstruire que sur un passé glorieux ! D’où la mise en avant exceptionnelle de la Résistance. Même si dans certains pays, elle a agi beaucoup plus, et plus rapidement. En France, certains maquis n’ont pris leur importance qu’à l’été 44. Mais les réseaux existaient. En Grèce ou Yougoslavie, c’était massif. Selon des recherches d’historiens, 25% de la population juive européenne faisait partie d’un réseau de résistance. Pas obligatoirement résistance armée. Ainsi les Eclaireurs et Eclaireuses Israëlites de France ont créé des réseaux qui ont sauvé la vie de milliers d’enfants. Cela n’a pas empêché le massacre, mais a diminué le nombre de victimes.
Vous êtes investi dans un travail de mémoire depuis de nombreuses années. Pourquoi vous êtes engagé dans cette recherche qui prend une allure de quête ?
J’ai commencé en novembre 1989. J’étais en Aveyron depuis plusieurs années, heureux dans le paradis que je croyais être. Je pensais qu’il ne s’était rien passé dans le département. En 1989, je lis un article dans le Monde sur les 49 propositions du Front National. A l’époque, le Front National ne représente quasiment rien, environ 3%. Quand je lis ce programme, j’ai l’impression de relire le programme nazi de 1933, avec des naturalisations sur trois générations, et d’autres mesures sur les étrangers. Je rappelle que les premières lois antisémites sont des lois contre les étrangers, le mot juif n’est pas prononcé. J’ai reçu alors un choc terrible. On sait que les gens du Front national sont une bande de facistes et racistes primaires, mais là, ils écrivent un programme. D’un seul coup, j’ai eu une prise de conscience. D’abord de ma judaïté, que j’avais mise complètement de côté. Mes parents ne m’avaient pas envoyé en école religieuse, je n’avais pas fait ma « bat mitsvah ». Le ciel m’est tombé sur la tête. J’ai téléphoné à beaucoup d’associations parisiennes, et j’ai été mis en relation avec l’association des Juifs et Juives de France, présidée par Serge Klarsfeld. J’ai demandé une entrevue, il m’a accueilli, m’a expliqué son travail. Et m’a demandé de faire une recherche dans les archives de l’Aveyron pour lui. Mais quand je suis arrivé aux archives départementales, la porte était difficilement ouvrable quand je prononçais le mot Juif. J’ai insisté, et j’ai découvert la quantité incroyable de documents concernant les Juifs. Je le dois au chef de la résistance en 1944, qui avait empêché la destruction à la fin de la guerre. J’ai commencé par curiosité à consulter ces archives. Ca a commencé en 1990-91-92. Puis j’ai créé avec trois amis une association, ADEMA (Association pour la Mémoire des Déportés Juifs de l’Aveyron). Le but essentiel est de transmettre au travers de plaques nominatives. Puis il y a quelques années, Serge Klarsfeld m’a dit que ce serait bien que j’écrive le parcours de chacun. Pour moi, qui ne suis pas un intellectuel, c’était difficile. Il m’a répondu « Tu connais l’alphabet, tu vas y arriver ! » A partir de 2016, j’ai continué mes recherches dans toute la France et l’Europe, avec l’aide financière de mon association, et de dons, y compris d’associations juives et non juives et d’hommes politiques locaux. Cela a permis de couvrir tous les frais, de voyage, hébergement. J’ai recueilli environ 40.000 documents. Durant le premier confinement, j’ai commencé à écrire les parcours et je continue quotidiennement et inlassablement.
Que représente pour vous la découverte d’un nom supplémentaire ? Comment réagissent les familles lorsque vous leur dévoilez l’identité d’un proche mort en déportation ? Est-ce que des familles vous contactent pour vous demander d’effectuer des recherches ?
C’est une bonne question. Chaque fois que je tombe sur un nom, j’ai un choc. Je me dis Encore un ! Le pire est quand je tombe sur le nom d’un enfant. Il me faut un jour ou deux pour m’en remettre. En général, dès que j’ai la certitude, je fais tout pour me mettre en contact avec la famille. C’est assez difficile car quelques fois, les survivant.es ont changé de nom à travers 2 ou 3 générations. Grâce à certaines archives en Belgique, entre autres du Service des Victimes de la Guerre à Anderlecht, j’ai réussi à avoir des dossiers où il y a allusion à la personne qui demande les indemnités des déportés. Je me mets en relation avec eux. Je suis aussi en relation avec les Juifs qui ont réussi à survivre à la déportation. A chaque fois, c’est un soulagement de leur part, extraordinaire, vraiment extraordinaire. Car comme je l’ai vécu, les parents ont été généralement silencieux ou très vagues, sibyllins. Je leur apporte les documents, c’est un devoir. Ensuite nous gardons des relations. J’ai pu en revoir certains. Ils m’apportent quelques rares éléments. Grâce à ces recherches, on me connaît et certaines archives indiquent M. Massbaum en Aveyron aux personnes qui recherchent leurs origines. Ou cela vient de la mairie de Rodez ou de St Affrique. C’est ainsi que je trouve les contacts. Car parfois aussi, les noms se sont francisés.
Vous avez évoqué les plaques commémoratives posées en Aveyron par l’Association pour la Mémoire des Déportés Juifs de l’Aveyron. Combien de plaques ont été apposées ? J’ai pu voir que vous les enrichissez régulièrement, pourquoi ?
Il y a 8 plaques en Aveyron. Plus ou moins importante sur le village. La plus petite est à Entraygues, avec le peintre Weissberg, et un vieux monsieur arrêté le même jour. Les autres sont à St Affrique, Millau, Rodez, Nauviale, Espalion, Villefranche de Rouergue, Naucelle. Effectivement, suite à mes recherches, j’ai dû modifier les noms, souvent par homonymat. Hélas, parfois, il faut ajouter des noms, comme à Rodez et Millau. On va sans doute modifier un nom et ajouter deux noms sur la plaque d’Espalion.
Comme vous l’avez fréquemment expliqué, vous avez souffert de l’anti sémitisme dès votre enfance. Estimez-vous aussi que l’anti sémitisme s’est accru dans les 10 dernières années ? Est-ce également une motivation pour poursuivre ce travail de mémoire ?
Dès que j’ai quitté le quartier du Marais, où j’étais né dans le 4ème arrondissement, j’ai découvert l’antisémitisme. D’abord de la part des enseignants. Un instituteur, puis un professeur. Puis dans ma vie militaire. Jamais dans ma vie professionnelle. J’ai découvert l’antisémitisme dans ma vie amicale. A travers un mot bien connu qui est l’antisionisme. Certains de mes copains en Aveyron étaient anti-sionistes. C’est un point de vue politique. Comme si on était anti-républicain parce que la France a colonisé la moitié du monde. Encore plus à partir des années 90 quand j’ai commencé à travailler sur l’histoire de l’Aveyron. J’ai entendu dire « C’était la guerre » ou encore « Il faut bien mourir un jour ». Cela de gens intelligents et proches de ma pensée politique. J’ai connu l’antisémitisme. On m’a traité de sale juif. J’ai entendu dans un restaurant des ouvriers dire « Il n’y a pas de juifs dans le bâtiment, ils ne se salissent pas les mains. » Je suis venu leur montrer mes mains, et je leur ai dit « Ce sont les mains d’un ouvrier du bâtiment ». Ils se sont excusés tout de suite. Ce que n’ont jamais fait les intellectuels de mes amis. Un jour, un ami, ou du moins je le croyais ami, est même venu me voir pour me dire « Simon, j’aimerais que tu me pardonnes d’avance, je suis antisémite, j’ai peur des Juifs ». Tout cela vous remet à votre place, place que vous n’avez pas choisie. La chance que j’ai est que j’ai vécu dans une famille athée. La laïcité m’a construit et m’a donné les armes pour être vigilant.
Dans ces dernières années, vous avez assisté à l’apparition de réactions hostiles lors de cérémonies commémoratives, comme en 2016 à Millau, où des manifestants contre la loi travail avaient perturbé la pose d’une plaque souvenir pour les juifs du Sud Aveyron. Est-ce que cette manifestation vous a surpris et choqué ? Estimez-vous juste leur argument de refus que le ministre de l’intérieur, J. Cazeneuve, soit présent sur une telle commémoration ?
Surpris, oui. Atterré, oui. Attristé, oui. J’ai été choqué de cette manifestation de la CGT, j’y ai été moi-même syndiqué. Les gens de ce syndicat, sous prétexte de profiter de la venue d’un Ministre, Cazeneuve, ont manifesté avec beaucoup de bruit. Au début de la cérémonie, je suis allé les voir pour leur demander pour qu’au moins pendant la chanson « Nuit et Brouillard », ils gardent le silence. Ils ont ricané et pendant la chanson, ils ont commis ce déshonneur. Ces gens-là ne font plus partie de ma sphère. D’autant qu’à l’endroit même où ils ont commis ça, c’était sous les fenêtres de deux jeunes résistants juifs qui avaient été arrêtés. Cela m’a profondément troublé, et chagriné à vie. La déception a été grande, sachant aussi qu’à la tête de ce syndicat, ils ont eu Krasucki, rescapé d’Auschwitz. La transmission ne s’est pas produite. Juste avant ou après, il y a aussi eu une manifestation à Paris, des « Gens en colère ». Environ 10.000 personnes qui criaient devant les Juifs « La France n’est pas à toi ». Je vais d’effondrement en effondrement. Ensuite, toutes les manifestations des Gilets jaunes. Avec cette agression contre le philosophe Finkielkraut, qui même s’il est de droite, ne mérite pas ce qu’on lui dit.
Ces dernières semaines, certaines personnes du mouvement hostile au Pass Sanitaire n’ont pas hésité à arborer des étoiles jaunes en estimant qu’elles seraient, elles aussi, désignées. Quelle réaction vous inspire cette attitude ?
Cette évolution est historiquement prévisible. Ce qui se passe avec le vaccin était prévisible. A partir de 2014, beaucoup d’entre nous savions que les choses allaient progressivement se transformer. L’histoire nous montre que c’est toujours un climat social difficile, par désespoir de la population lassée par les partis politiques, et que la délégation ne fonctionne plus, que les Juifs, qu’ils soient riches ou pauvres, sont désignés. Beaucoup d’entre nous ne sont pas surpris, mais profondément attristés. Surtout de voir l’apathie de ceux qui devraient être extrêmement vigilants, et qui représentent la laïcité républicaine.
Vous avez évoqué Serge Klarsfeld, votre ami. Je pense qu’il a beaucoup compté dans votre parcours. A-t-il été une motivation pour votre engagement ?
Pas dans mon engagement. Dans le soutien, oui. J’avais mon envie d’engagement dès 89. Par contre, n’étant pas un chercheur, ni un enseignant, je ne savais pas comment faire. Il m’a aidé, soutenu et encouragé. Lui, et un autre historien, qui est devenu un ami, Alexandre Duluth, qui n’est pas juif. Il a produit des ouvrages remarquables, très pédagogiques sur les parcours. Il me guide, me conseille. Ce sont deux hommes, un Juif, un non Juif, auxquels je rends hommage.
Vous avez mentionné votre état d’esprit, votre tristesse. Est-ce que ces recherches absorbent votre vie au quotidien ? Arrivez-vous à faire cohabiter deux sphères, celle des recherches, et celle de la vie personnelle ?
Le travail que je fais est un travail inlassable. Quoi qu’il arrive ! Je l’ai dit à mon épouse « Cela va durer de nombreuses années. Il est possible que je sois complètement pris ». J’ai la contrainte de m’occuper de ma vieille maman. Mais dès que la minute le permet, je retourne dans mon bureau, dans un grenier à l’écart de tout. Ce qui se passe en-dehors confirme la crainte depuis longtemps. Il y a un proverbe juif inventé par un philosophe après la guerre qui dit « Les optimistes sont à Auschwitz ». Je fais partie des pessimistes. Cela ne modifie pas la mission que je me suis donné, de réaliser cet ouvrage. Le climat social, le climat international sont lourds. La seule chose qui manque est un personnage didactique. Le seul où il sera là, homme ou femme, ce sera à craindre. Mais il manque encore…
Entretien réalisé par Odile Baudrier à Rodez le 4 août 2021 – Photos réalisées par Gilles Bertrand au Camp Auschwitz – Birkenau le 26 juillet
LES RAFLES DES JUIFS EN AVEYRON par Simon Maussbam
Le 5 août 1942, le recensement des Juifs compte 899 juifs, étrangers et français, et environ 400 ont été déportés. Les rafles en Aveyron correspondent aux grandes rafles du Sud-Est. La première rafle des juifs étrangers s’est déroulée le 26 août 1942, dans tout le sud de la France. Selon un accord entre Bousquet et le régime nazi, avec l’objectif de rafler 10.000 Juifs. Ils n’ont raflé que 6000. En Aveyron, dans une soixantaine de villages et villes, un peu plus de 200 Juifs ont été arrêtés : 185 ont été internés au camp de Rivesaltes, et ont été l’objet d’un “tri”. Cela en application des décisions de la commission de criblage, présente dans tous les départements, regroupant des officiels locaux, avec ou pas des représentants des Nazis. En Aveyron, il n’y avait que des autorités du département. La commission constatait si les personnes arrêtées correspondaient aux exemptions. Par exemple, on n’arrêtait pas les enfants de moins de 6 ans, les Français… cette commission faisait le tri. Ensuite, ce sont environ 145 personnes qui ont été déportées, avec femmes et enfants. C’était la première fois dans le Sud de la France (après Paris en juillet) que les femmes et enfants étaient arrêtées. Avant, seuls les hommes étaient arrêtés. D’où une certaine naïveté. En Aveyron, comme ailleurs, à la rumeur de cette rafle, les hommes s’étaient cachés. Ils se sont ensuite livrés, pour accompagner leur famille. Sur les 200 arrêtés, 145 ont été déportés et 11 sont revenus. Pour cette rafle, Rodez a été peu touchée. Peut-être parce que les autorités françaises ont craint un retentissement néfaste de la rafle dans cette ville très catholique.
A partir de ce moment-là, beaucoup de personnes se sont organisées pour cacher des Juifs. C’est aussi le côté magnifique de cette période sombre. Car non, tous les Français n’étaient pas des salauds. Toutefois l’Aveyron a la malchance d’être dirigée par un Préfet, Charles Marion, ancien militaire, collaborateur zélé et antisémite notoire. Il fait la chasse aux Juifs jusqu’en octobre 1942, avec l’aide des gendarmes. Dans les jours suivant cette rafle, des personnes réagissent, s’étonnent que des familles entières aient été raflées, à Millau, Villefranche de Rouergue, Decazeville, dans des petits villages.
Le 11 novembre 1942, après le débarquement en Afrique, les Allemands envahissent toute la zone libre, qui devient zone sud. Tous les Juifs qui vivent sur une bande de 3 km sur la Méditerranée doivent être expulsés vers 4-5 départements à l’intérieur, dont l’Aveyron. Fin 1942, environ 150 juifs arrivent en Aveyron, puis seront transférés plus tard, vers le Cantal. Ils servent de stock aux autorités françaises et occupantes, en cas de manque de Juifs dans d’autres convois. Début janvier 43, ils arrivent en Aveyron, par le train.
Puis entre le 15 et le 20 février 1943, dans tout le sud de la France, environ 80 Juifs, seulement des hommes, sont raflés. Ceci suite à un attentat à Paris contre des gradés SS abattus par la Résistance. Il est prévu l’arrestation de 2000 juifs en représailles, avec la complicité du gouvernement de Vichy. Jusqu’en novembre 1942, il n’y a aucun Allemand dans le Sud de la France, et en Aveyron. A nouveau, les rafles sont faites par les gendarmes français, sur ordre du Préfet Marion. Ils seront tous envoyés dans un camp situé dans les Basses Pyrénées, à Gurs, puis à Drancy. Puis dans deux convois, 50 et 51, les 4 et 6 mars 1943, à Maïdanek au sud de la Pologne, et exterminés à Sabibore.
Puis entre 42 et 43, ces hommes font partie de GTE, groupement de travailleurs étrangers. Ils partent à droite, à gauche selon les besoins de l’économie. A noter que beaucoup d’agriculteurs ont fait de fausses déclarations pour garder ces hommes en exagérant leurs capacités. Egalement, des médecins, sauf un, ont fait de faux certificats médicaux, car les gens malades et contagieux n’étaient pas raflés.
La dernière rafle aura lieu en avril 1944, exclusivement à Rodez. Elle concerne des juifs français, venus de Paris rejoindre leur famille. Environ 40 sont arrêtés, et enfermés à la Caserne Burloup, devenue l’Université Champollion. Certains sont tabassés, torturés, avec une seule question Ou se trouve votre argent ? Ils ont été arrêtés par la Milice accompagnée de la Gestapo allemande, grâce au fichier constitué par le Préfet Marion. C’est à cause du travail minutieux de la Préfecture et des commissariats que la Gestapo a pu arrêter ces 38 personnes, y compris des enfants, les sœurs Blum au sein même de l’école. Toutes ont été déportées dans les convois 73 et 74. Une partie est partie en Estonie et en Lituanie. Toutes sont quasiment mortes dans des conditions atroces, sauf les plus jeunes d’entre elles. Madame Herzog, Jeanine Blum, et trois autres.
En tout, en Aveyron, 33 hommes, jeunes enfants, sont revenus de la déportation.