ON VA SE LA FAIRE CETTE BIERE

Créée en 2008, la Mil’Kil a de nouveau traversé l’Aveyron. 35 coureurs hommes et femmes étaient au départ à St-Malo pour rejoindre Sète soit 1002 km non stop, la plus longue course d’endurance de France. Rencontre avec Stéphane Mathieu le vainqueur du côté de Bouloc et de Roquefort.

Mil’Kil juste deux syllabes, la même consonance, le même point central comme un clou planté dans le mur pour tenir un cadre, la même rime comme un big deal, la même résonance qu’un coup de tampon sourd, en écho dans un poste frontière isolé face à un douanier mal léché, à l’entrée d’un pays voyou mal famé…Les premières pages d’un thriller ?

Le pays voyou, ce n’est ni un trou paumé dans le bayou, ni une cité secrète dans les bas fonds de Moscou, c’est simplement le Lévezou. Le poste frontière, c’est simplement Bouloc, ce village en croix à deux pas du col de la Poulzinière. Quant au douanier zélé, c’est JB, pas vraiment la gueule du fonctionnaire zélé et tatillon, la gueule du vagabond des grandes terres, un breton pas comme les autres qui a choisi les Tansats gauloises et non le cabotage en Mer d’Iroise.

«Mil’Kil… ??? Finalement, je ne sais pas comment est venu ce nom. C’est peut être Christophe ?». Christophe le capitaine défunt, toujours là à tirer des bords dans l’écume salée de nos âmes, à souffler sur la poussière, à s’esquiver comme un chat de gouttière pour nous suivre secrètement tapi dans les herbes folles. JB de poursuivre «tu sais, la Mil’Kil a été créée à peu près en même temps que le film de Tarantino ». Il hésite un instant, le nom lui revient «Kill Bill»….c’est peut être venu de là».

JB, c’est Jean Benoît Jaouen. Il fut aveyronnais… ??? Allez quelques semaines, guère plus, le temps de poser son sac de voyage dans un petit gîte de la vallée du Tarn, le temps de manger quelques cerises le printemps venu, le temps d’écrire de belles histoires de course à pied, car quelle belle plume ! quel bon journaliste aurait-il été ! Le temps de courir les 100 kilomètres de Millau, ça, personne n’y échappe, puis de reprendre la route. L’appel du lointain, cet irrésistible aimant, cet aspiration vers l’ailleurs, le fugace, l’essentiel, un vide à remplir, lui seul pourrait le dire. Pour vivre de pas grand-chose, courir tout simplement en reliant deux points, en traçant des diagonales, partir d’ici, arriver là-bas, des croisades solitaires et marginales qui n’ont peut être aucun sens, sauf pour lui.

Ainsi naît la Transe Gaule, pour partager une certaine idée de la course à pied,  JB, le capitaine d’une frégate avec à son bord, cette petite communauté barbare, des hommes, des femmes qui ont déjà tout connu, tout couru, à fond de cale pour saisir la queue du diable de l’ultra.

Ainsi naît une compétition, une vraie, sur le modèle de la Trans-Europe et de la Trans-Allemagne, une traversée de cette douce France en courant…18 étapes, 1190 km au départ de Roscoff pour finir à Gruissan, les deux pieds ampoulés dans la Grande Bleue. Une épopée pour quelques chevaliers et écuyères robustes, pas vraiment des Gannacus mais assez rebelles pour conquérir cette route de l’impossible, dans la lenteur, parfois dans la torpeur, sans porte-bonheur pour relier deux mers par la terre. Quelle indécence !

Puis de cette Transe Gaule naîtra une petite sœur, la Mil’Kil, car pourquoi se priver ? La même trame, la même idée, relier Manche et Méditerranée mais cette fois, en solitaire, non-stop, dépouillée de tout artifice, soit 1003 km tracés en courbes et déliés, tout en rondeur avec 12 300 mètres de dénivelé, entre  Saint-Malo et Sète, une arrivée jugée au sommet du Mont Saint-Clair pour le coup de grâce. Il y a des hommes et des femmes pour vivre cette aventure terrestre. A Bouloc, au carrefour de la route de Salles-Curan et des Canabières, j’étais là, au petit matin pour voir cela.

Bouloc, à deux doigts des 1000 mètres d’altitude, ses congères l’hiver, son épais brouillard l’automne, sa boulangerie-épicerie en survivance, son hôtel à vendre, sa fontaine asséchée, quelques pots de géranium en souffrance, des chiottes pas reluisantes, un panneau d’affichage victime du Covid. Pas même un bal musette pour la fête de la musique aux alentours, pas même un quine à la ronde, fêtes des écoles annulées, vide-greniers annulés,  randonnées fouace, café, vin chaud, annulées. Rien, le Covid a fait le vide, la vie sociale en épouvantail.

Stéphane Mathieu est en tête. Il est parti seul, il court seul, il finira seul avec 8 heures d’avance sur Annie Paringaux, distanciation bien affirmée.  A Bouloc, devant la boulangerie enfin ouverte, ce sont déjà 843 km de parcourus, un fardeau, un tombereau de révoltes contre soi-même, des millions de petites phrases inachevées, un kaléidoscope fou. Des milliers d’images en superposition, cette France des fossés, des bas côtés, cette France des «biens» à vendre, hôtels à vendre, épiceries à vendre, maisons à vendre, la France ORPI qui fait mal au ventre, la France des ronds points aux abords de la grande ville, puis la campagne revenue, la France des camions laitiers et des odeurs de lisier.

Dans un rayon de soleil, Stéphane déclare «j’ai eu froid. Je viens de faire un somme».  Il marche, il court, il relance. Il marche, il court, il relance, les pensées décousues. En finir, simplement en finir. Déjà vainqueur à deux reprises, il affirme lucidement «ce sera la dernière».

Route de Montjaux, une Peugeot immatriculée 94 se gare, Sophie le rejoint, l’épouse fidèle de toutes ces épopées. Le coffre est rangé comme une armoire à pharmacie. Elle raconte «je fais ce qu’il demande. Son corps est tellement dédié à la course qu’il ne voit plus ce qui l’entoure». Le melon est déjà prédécoupé, les abricots déjà partagés en deux et dénoyautés. Chaque bouteille d’eau a sa fonction, l’Hépar pour le magnésium, la Saint-Yorre pour la digestion…L’arrêt est bref, à peine le temps de déplier le petit siège que Stéphane  retourne dans son monde de silence, comme dans un scaphandre pour affronter les derniers grands fonds obscurs.

Passé le col de Tiergues, haut lieu des 100 km de  Millau, la Peugeot se gare à nouveau dans la descente vers Lauras. Dans une allée ombragée, Sophie dresse la table, le repas est vite près. L’épouse attend, inquiète «c’est peut être lié à l’âge, nous étions sans doute plus insouciants, mais aujourd’hui, j’ai peur pour sa santé, j’aimerai qu’il arrête». Stéphane arrive, il s’assoie avec prudence, ses jambes sont à la fois raides et arquées. Un plat de nouilles l’attend, il mange avec faim. Sur la petite table basse, une petite bouteille est posée comme une fleur de saison rayonnante, à l’intérieure, des prunes à l’eau de vie, une gâterie. Il repart, un pied sur la chaussée, ce fil conducteur hautement irradié, il lâche « on va se la faire cette bière à l’arrivée ». Sophie comme un cri du cœur «oh oui, on va se la faire».

Stéphane se laisse déjà glisser dans la descente. Au loin, le Combalou, les falaises du Larzac, j’interroge Sophie «est ce vrai qu’il disputa les  100 km de Cléder pour vous conquérir ?». Ma question crée la surprise, cette anecdote, je la tiens de JB, elle sourit «non ce n’est pas tout à fait exact. On se connaissait depuis nos études, moi pour devenir infirmière et lui ingénieur. Et nous étions restés en contact. Et puis un jour, il m’annonce qu’il vient courir Cléder. J’étais de là-bas. On s’est revu et depuis on est ensemble». Depuis, l’ingénieur devenu chef d’entreprise, développeur de solutions de géo-localisation, court sans retenu comme autrefois le regretté Henri Giraud, collectionneur de 100 bornes comme certains collectionnent les cuites le samedi soir. Henri Giraud s’est arrêté à 604 épreuves disputées, Stéphane a dépassera-t-il les 300 ?

Roquefort est vite traversé, quelques touristes déambulent dans les rues sans remarquer cet homme en pantalon blanc, flottant, cherchant l’ombre au pied de ces grands remparts. Sophie se gare à la sortie, direction col des Aiguières, passé l’usine Rigal. Le Roquefort n’est pas au menu. Nous discutons, elle avoue « cette course, il en avait besoin. Son père est décédé du Covid pendant le confinement. C’est comme une revanche pour lui».

Stéphane est déjà là. Il tient sa moyenne, méthodique, métronomique même si son corps est passé à l’essorage. Il s’assoie péniblement, un petit sourire de bienveillance. Il trouve les mots pour parler de ce petit boîtier guère plus gros qu’un œuf de poule, son seul baluchon, le GPS émetteur dont il est le créateur au sein de son entreprise Solustop, seule entorse technologique à cette «course» hors du temps. Sans banderoles, sans partenaires, sans médical, sans rien, si ce n’est la France offerte comme un espace de liberté infini, des boulangeries pour se ravitailler, des fontaines pour boire, des bosquets pour pisser, des paysages pour se gaver de cette Gaule charmeuse et au-delà de tout sacrément aventureuse.

Finalement, la Mil’Kil….??? Est-ce vraiment définissable ? Un OVNI dans l’univers du sport ? Un sous marin dans les grands fonds de l’Ultra Fond ? Un gros pied de nez au sport «m’as-tu vu ?» où la performance se mesure en «j’aime» ou le chrono s’interprète parfois comme un vulgaire blasphème. Stéphane Mathieu termine sa troisième Mil’Kil en 7 jours 9 heures et 31 minutes pour 1002 km soit une moyenne de 135,9 km par jour. A l’arrivée, sur ce parking désert, JB qui a toujours une bière au frais dans son coffre de voiture de lui sourire “alors on se la fait cette bière”.

Photographies réalisées le samedi 20 juin 2020 entre Bouloc et Fondamente (Aveyron)

LE PORT FOLIO

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