UN COCHON SOUS LE BRAS
Roger Lajoie-Mazenc, ancien journaliste, dont 30 années à la Dépêche du Midi, appartient à cette lignée de chroniqueurs vélocyclopédistes. Ecrivain à succès, spécialiste de la guerre d’Algérie, de la vie politique en Aveyron, des crises sociales dans le bassin minier de Decazeville, ce passionné de cyclisme est devenu la mémoire de la petite reine aveyronnaise, auteur des biographies de Gustave Garrigou et de Manu Busto. Rencontre à Firmi où il fut également maire de cette commune.
Le 20 juillet 1957, l’écrivain Antoine Blondin, prix Interallié en 1959 pour son roman « Un Singe en Hiver » couchait ces mots «Un maillot jaune, une peur bleue, une copie blanche et peu de matière grise… Nous en aurons vu de toutes les couleurs pendant trois semaines. La mémoire, comme un arc-en-ciel, retient et dilapide des souvenirs confondus, pépite qu’il nous faudra extraire de leur gangue et rentrer avant l’hiver, pour les veillées. Seul s’impose aujourd’hui ce sentiment que Gustave Flaubert appelait la mélancolie des sympathies interrompues. Le Tour, carrefour des nations et de langages, plaque tournante pour les amitiés, est maintenant semblable à un quai de gare tout bruissant de partances et de déchirements refoulés. Des idées noires… »
Antoine Blondin, d’une encre mélancolique, d’une boisson dévorante, d’une passion étincelante. Le grand Blondin, le lettré, le droitier aux premières amitiés douteuses, l’assoiffé, plume élégante, poésie ébouriffée. Le Blondin parfois désemparé, imbibé, à l’écriture éclair, aux phrases geyser, tour à tour Anquetilien, puis Poulidorien le laboureur des cœurs désoeuvrés. Le Blondin à la terrasse de cette grande fête foraine, la grande roue sur pignon fixe, ne disait-il pas «Le Tour de France, on vivait sur un boulevard où tout le monde est sur le pas de sa porte». Cette Grande Boucle, comme un alliance au doigt du peuple gaulois, trois semaines à puiser dans le cœur d’une France en émoi, à vivre le mirage d’une épopée avec ses flambeurs, les sans culottes, les gradés, ses aristocrates, ses muletiers, les camés, les défoncés, matière vivante et feuilletonesque pour ce romancier fricotant avec une tribu de journalistes qu’il définissait ainsi «c’est d’abord un macaron que l’on porte à la ceinture. Alors tout le monde se dévisage au niveau du nombril pour savoir à qui on a affaire. Puis on remonte jusqu’au visage qui baigne dans une forme de légende».
Je l’avoue ma première question aurait du être celle-ci «y-a-t-il du Blondin dans votre écriture, dans votre passion pour le cyclisme ?». J’ai omis. En rentrant sur la route de Rodez, après un détour à Cransac, au Gua et Viviez, je m’en suis voulu.
Je venais de passer un après-midi chez Monsieur Roger Lajoie-Mazenc. Je dis Monsieur parce qu’il est un Monsieur respectable acceptant de me recevoir chez lui, petit havre de paix et de verdure sur les premiers coteaux de Firmi. A une condition cependant, que cela ne perturbe pas son entraînement quotidien et la retransmission du Tour du Limousin sur une chaîne câblée. Le créneau horaire était trouvé.
Nous étions donc face à face, dans la pénombre d’un petit salon télé cosy. L’homme en short, pas de macaron à la ceinture, jambes nues bronzées encore bien musclées, chaussettes de cycliste, de s’excuser « mais je ne suis pas en tenue de cycliste ». J’ai répondu «surtout pas, la rencontre est ainsi, restez ainsi».
Je ne savais pas très bien si j’étais assis dans ce fauteuil moelleux pour écrire sur cet homme d’un âge fort respectable ou bien sur Emmanuel Busto, la gloire locale, six Tours de France à son palmarès. Le mieux était peut-être de prendre cet entretien comme une étape du Tour avec des échappées, des bordures, des poussettes, des lignes droites au train…car l’homme parle très vite…le chroniqueur sur le bas côté, le cycliste sur la chaussée et pourquoi pas conclure cette longue discussion par un sprint final en quête de la phrase idéale.
Comment définir Roger Lajoie-Mazenc ? Allons-y pèle-mêle, journaliste et romancier prolixe car auteur de livres à succès, tous auto-édités, son 28ème est en cours de rédaction. Historien de la guerre d’Algérie et du syndicalisme local, des blessures morales, sa sensibilité, ses convictions, ses racines le poussent à s’engager pour témoigner comme conférencier émérite puis à briguer un mandat électoral. Il est élu maire de la commune de Firmi en 1995, encarté et revendiqué à gauche. Mais peut être plus que tout, il est, depuis 50 ans passés, grand témoin du cyclisme régional, national et international, organisateur, créateur de la Montée Jalabert à Mende, président de club et toujours vaillant sur sa petite reine. Il avoue sans fanfaronnade « combien de kilomètres ai-je parcouru ? C’est une question que l’on me pose souvent. Mais le jour de mon jubilé, j’ai arrêté de compter ». Tout juste avoue-t-il 5500 kilomètres pour cette année 2020.
On les appelle les « chroniqueurs vélocyclopédistes», les «cyclistes poètes», les «champions porte-plume», le nom de Blondin est formulé en tête de ce peloton porte-crayon. Mais citons la romancière Colette, alors jeune journaliste embarquée en 1913 sur la route du Tour pour le compte du Matin. Plus près de nous, Paul Fournel, Marc Augé, Philippe Bordas, Jean Emmanuel Ducoin, le breton David Guénel se caleront dos courbé dans ce courant littéraire, sans oublier Jean Louis Le Touzet la plume élégante de Libération, Alain Puiseux la pointe vaillante et alléchée du magazine 200 et Roger Lajoie-Mazenc. Témoins privilégiés de ces épopées homériques et chevaleresques à l’écriture puissante et jaillissante pour nourrir une histoire captée comme une source nourricière dans les entrailles de la douleur, dans les larmes de la souffrance, dans l’hystérie collective d’une France des villages, des grands cols, des flammes rouges, des maillots à pois et des camping-cars, dans les pensées secrètes du rêve et du songe de l’homme seul sur sa monture d’acier.
Roger Lajoie-Mazenc est donc un historien, un archiviste avec un secret. Il faut le suivre dans ce petit bureau attenant au salon pour en percer le mystère. La pièce est baignée d’une douce lumière. Il s’excuse avec un brin de malice du désordre ambiant, mais passons « voilà, j’ai tout de classer ici ». Il raconte « lorsque j’étais journaliste, j’écrivais des notes sur des bouts de papier, sur le sport, sur la politique. J’ai même peut être une note sur vous à votre nom. Voilà, elles sont là ». Une armoire couvre l’intégralité d’un pan de mur. A ciel ouvert, des chemises sont méticuleusement alignées, l’ancêtre du disque dur, sans moteur de recherche, ni robot, ni mot-clef, juste du papier jauni aux coins écornés, une banque de données à l’ancienne d’une richesse inestimée. Dans son dos, une grande étagère au bois vernis, des livres, des collections se tiennent épaule contre épaule, tranche sur tranche. En contre bas, encore des classeurs, en réalité de grands cahiers sont empilés les uns sur les autres, épais et ventrus comme des mille-feuilles «c’est là que je collectionne tous mes articles écrits année après année».
Ce fils de mineur, orphelin très jeune, écrit ses premières chroniques dans «Route et Piste Hebdo» un magazine créé en 1948 par Jean Leuliot. Ce patron de presse fut pendant la guerre 39-45 l’organisateur du très décrié « Circuit de France » un ersatz du Tour de France avec la bénédiction des autorités allemandes occupantes mais également créateur du premier Tour Féminin en 1955. Roger Lajoie Mazenc travaille alors comme employé des postes à Paris. Licencié à Issy les Moulineaux puis au club du Gros Caillou Sportif dans le 7ème arrondissement, il sympathise avec Michel Rousseau «j’étais chargé des comités régionaux du Grand Sud-Ouest. J’étais gâté avec Raphaël Géminiani. Puis on me confia une rubrique sur Rousseau en écrivant des papiers sur lui au jour le jour». La conversation s’interrompt, le temps de chercher l’année où le pistard est sacré champion olympique. Roger Lajoie-Mazenc feuillette un ouvrage posé à ses côtés sur une petite table, le titre «Cyclo-Folie». Page 16, d’un livre qu’il publie en 1989, il raconte sa rencontre et son amitié pour le médaillé d’or aux J.O. de Melbourne dans l’épreuve de vitesse…année… ???…1956.
La carrière du jeune journaliste apprenti débute ainsi, deux mains sur le guidon, quelques victoires aux bras des rosières locales empourprées et un stylo à portée de main. De retour de la guerre d’Algérie, après avoir démissionné des PTT, il intègre la Liberté à Mende, un purgatoire, puis La Montagne à Tulle. Il y croise la route d’un certain De Villiers, stagiaire de l’ENA « c’était le début de Chirac. Mais j’étais également chargé d’écrire sur les généraux putschistes de la guerre d’Algérie incarcérés à Tulle, les Zeller, Challe, Bigot et Nicot ». C’est finalement en 1965, que la Dépêche du Midi le recrute pour trente années de bons et loyaux services où le coursier se met en chasse dans un département fragmenté entre monde rural et industriel, le sud en turbulence avec l’affaire du Larzac, le bassin de Decazeville et son passé industriel décadent et puis au centre, Rodez, la capitale et sa bourgeoisie gouvernante à l’ombre de l’Evêché.
30 années à collecter, à archiver les confessions même celles de l’évêque de Rodez, Monseigneur Ménard, mais également les chagrins du petit peuple prolétarien, et bien entendu, les non-dits, les mensonges et vérités de la classe politique, parfois allant jusqu’à croiser le fer avec les élus dans de multiples débats qu’il animera «je me souviens d’un débat organisé par la JCE entre Godfrain et Deruy à Millau devant 3000 personnes. Nous avions même eu une alerte à la bombe».
De ces histoires petites et grandes rangées dans ce précieux garde-meuble ordonné à l’ancienne comme un vaisselier bien épousseté, il se fera l’ordonnancier de cette matière compilée. Il sera l’auteur de 27 livres ayant pour thèmes, la guerre d’Algérie, la vie politique en Aveyron, les crises sociales dans le bassin minier de Decazeville alors que 4 d’entre eux seront consacrés au cyclisme dont la biographie de l’Aveyronnais Gustave Garrigou vainqueur du Tour en 1911 et celle dédiée à Emmanuel Busto.
Roger Lajoie-Mazenc et Manu Busto ont un destin croisé, en commun ce lien charnel avec la mine, tous les deux fils de mineurs et puis des chemins imprévus pour échapper aux ténèbres de ces galeries meurtrières. Manu né en 32 à Cransac, Roger son cadet en 35 à Decazeville, ils sont tous les deux appelés à la guerre d’Algérie, 2 ans pour le journaliste comme gardien d’un champ pétrolier à Touggourt, seulement 4 mois pour le futur champion cycliste dans une ferme près d’Oran puis à Collomb-Béchar. Car Busto passe professionnel, l’autre non, l’auteur de « Busto, Zolno et le Peloton des Régionaux » édité en 2014 de s’expliquer «j’aurai couru deux saisons de plus, sans aller en Algérie, j’aurai peut être intégré une équipe régionale pour courir le Tour de France mais attention, je n’avais pas le niveau d’un Busto». Ce grand échalas au profil à la Gérard Saint, classé puncheur – grimpeur, intègre la formation Sud-Est et cycle Tendil pour disputer son premier Tour de France en 1957. Cinq tours suivront en équipier modèle dans les équipes Centre-Midi puis Peugeot-BP-Dunlop avec pour seul fait d’arme en 6 grandes boucles, sa seconde place en 1961 dans l’étape Grenoble – Turin battu au sprint par Guy Ignolin. Quant au futur journaliste, il découvre curieux, espiègle et enjoué la Grande Boucle sur un demi-course de la marque Dynamic. Il raconte cette anecdote avec amusement «j’étais parti de Labastide L’Évêque pour voir le Tour arrivé à Millau. Je dors à Bouloc. Je me souviens, j’étais chargé comme un âne. Mon sac à dos était énorme, c’est l’aumônier des scouts qui me l’avait prêté ainsi qu’un énorme réchaud. Arrivé à Salles-Curan, je casse un rayon. Heureusement, il y avait à cette époque un magasin de cycle. Je fais donc changer ce rayon et j’ai pu assister à la victoire de Kübler».
Lorsqu’il évoque ce passé, Roger Lajoie-Mazenc se définissant “journaliste faisant du sport”, n’a pas à fouiller dans les pénombres de sa mémoire. Sans aucune hésitation, les noms ricochent et resurgissent dans l’écume enivrante d’exploits hors du commun, des entraîneurs, dirigeants, managers et des coursiers, des anonymes, des feux-follets et des consacrés, Roger Lajoie-Mazenc déroule, sans chaîne grippée, le film d’une grande histoire écrite à la force du jarret par ces forçats du pédalier. Courses de villages, classiques régionales, Polymultipliés, poursuites australiennes et Américaines, nul besoin de dynamo pour éclairer ce passé si présent, de la piste du Crouzet à Viviez créée par Vielle Montagne à la côte de Polissal à Villecomtal où les supporters de Busto offre un jour de critérium une prime au premier aveyronnais. La prime ? Un cochon remis lors du critérium de Maurs. Le vainqueur ? Busto évidemment ! Le cyclisme à l’ancienne, la gerbe sur le guidon, le cochon sous le bras et une histoire qui se boit comme du petit lait.