BRAMELOUP, J’AVAIS TROP PEUR DE ME CASSER UNE JAMBE !
Malgré le confinement, avec 50 à 80 centimètres de neige tombée en ce début d’hiver, la station de Brameloup sur l’Aubrac n’a pas tardé à ouvrir. Dans l’espoir d’une saison pleine et sereine après tant et tant de saisons capricieuses par manque de neige. Voici l’histoire d’un village de montagne qui en 1965 s’ouvre aux plaisirs du ski avec aux commandes les pionniers de l’or blanc et des paysans anonymes venus de Born pour construire à mains nues cet espace nordique. De Brameloup au Bouyssou en passant par Bonnefon, le Lac des Picades et Aubrac, petite traversée aux allures scandinaves.
Aubrac, première neige, ça vaut bien un petit come back. Au passage, pour saluer le soldat inconnu, sur son piédestal, les deux mains jointes sur la pointe de son fusil, les épaules recouvertes de neige comme une hermine posée délicatement, la moustache élégante et combattante.
Aubrac, première neige, ça vaut bien des pas de deux. Au passage, pour saluer le skieur inconnu, lui aussi sur son fin piédestal de fer forgé, élancé, nez gelé, menton gelé, lui aussi, les épaules recouvertes d’une neige cristallisée en une fine pellicule de glace scintillante et craquante.
Aubrac, première neige, ça vaut bien un petit détour. A Bonnefon, au pied du château, au passage, pour saluer le Christ, en slip, en prisme, prisonnier sur sa croix. Deux bottines de neige aux pieds, les bras en V, la neige lui masquant le visage, triste grisaille.
Aubrac, première neige, ça vaut bien un grand panneau. Passé les Picades et son lac gelé, petit écrin comme un clin d’œil sibérien, voilà, c’est enfin Brameloup. Son grand panneau, 50 ans d’âge, en survivance, encadré d’immenses sapins ployant sous le poids d’une belle neige que l’on souhaiterait éternelle.
En contrebas, le petit parking verglacé. A gauche, recouvert d’un épais manteau de neige, un camping car, un baroudeur qui a vu du voyage, des écussons comme témoins de maintes vadrouilles de l’Italie à la Laponie en passant par la Lituanie. Trois voitures sont également garées. Au pied de l’une d’elle, le coffre relevé, un jeune homme se prépare à chausser les skis de rando. La forêt cristalline s’offre à lui. Il s’enfonce dans ce palais des glaces où les biches, au moindre crissement, s’évadent comme des fugitives bondissantes.
Brameloup, première neige, Gonzalo Diaz, le pisteur, a sorti la dameuse. La chenillette file droit dans ce corridor, décor de rêve souvent éphémère en début d’hiver. Le chalet de Chantal et Jean Pierre est portes closes. Le restau est à vendre. Trois panneaux ont été cloutés sur la porte du garage. Et comme une tristesse en appelle parfois une seconde, Chantal vient de perdre son mari en juin dernier, d’une maladie qui vous arrache à la vie en moins d’une saison, aspiré par un terrible siphon. Au pied des pistes, elle traîne une lourde peine en tirant un bambin assis dans une luge.
Chantal habite un petit appartement au premier étage du garage à dameuse. L’entrée a beau être capitonnée comme un vaisseau spatial, le froid se faufile dans la moindre fissure. Devant un tas de bois sec, on passe de moins 3° à plus 3°. C’est déjà ça. La pièce suivante, c’est le bureau puis le couloir à angle droit et enfin la pièce de vie baignée d’une belle lumière, plein ouest, où le soir, les couchers de soleil redonnent goût à la vie. Assise près du feu, elle le dit d’une voix chargée d’une peine non dissimulée «j’aimerais rester ici, rien que pour cette baie vitrée, pour cette lumière. Au fond de moi, je le sens bien, je ne peux pas lâcher la station. C’est la partie la plus importante de ma vie».
Chantal et Jean Pierre Garcia s’installent ici en 1994, au cœur d’une forêt, 26 hivers, 26 saisons à écouter le brame du cerf, à attendre la première poussée des cèpes, les premiers rugissements de tronços et l’arrivée des premiers skieurs. Un coup de foudre pour cette nature, cette simplicité, ce cadre préservé, elle précise «des lieux comme celui-ci, il y en aura de moins en moins, c’est un endroit privilégié. L’isolement, l’ennui, je ne connais pas, même maintenant. On a la chance de vivre les quatre saisons, de vivre des choses simples qui ressourcent».
Les dix premières années, le couple gère le refuge sur la plate-forme haute de Brameloup. Dans ce petit village de montagne, Jean Pierre se fait une réputation. On le surnomme l’ours, un gars dur en affaire, au verbe facile qui ne se fait pas que des amis, lui l’étranger venu de la Méditerranée avec son accent plus arrondi et moins râpeux que celui des buronniers. Puis en 2004, ils achètent enfin ce chalet, une affaire à soi, attenant aux pistes sur la partie basse de la station. Les clients suivent cette migration de quelques dizaines de mètres. Elle évoque, les souvenirs à fleur de peau, entre nostalgie et mélancolie «en achetant, nous n’avons jamais pensé au ski. Nous avons misé sur les quatre saisons »…à servir la soupe d’ici puis aligot ou truffade s’invitant dans l’assiette de celui assis là pour se réchauffer, des bûcherons, des gardes forestiers, des skieurs de fond toujours attentifs aux bonnes histoires de Jean Pierre, grand raconteur devant l’éternel avec ses parts de vérité et de faces cachées à double entrée. A se pousser du coude en affirmant «ah cette histoire, c’est bien du Jean Pierre !».
Ce petit bout de femme, cachant sa longue chevelure d’un noir de geai s’accroche à cette longue table comme une planche de survie pour raconter «mon mari, il avait le don de la cuisine. Il avait le savoir de la cuisine de poisson. Avec un rien, il faisait un plat en cinq minutes. Il s’était trouvé dans la cuisine». Dans ce chalet aux allures de refuge de trappeurs en plein cœur du Montana, les Garcia développent même une activité de traiteur. Ils sympathisent avec le grand Quinsat, un précurseur dans l’univers de la pleine nature pour avoir créé le raid TransMassif fin des années 80. Chaque année, ils seront de cette aventure comme cuistots de cette petite caravane traversant le Massif Central «c’était pour nous le besoin de voir du monde».
A la grande époque de Brameloup, la station compte ainsi quatre restaurants, trois loueurs, un centre d’accueil Adalpa et bien entendu les Myrtilles, cet hôtel aux allures de chalet savoyard construit par la famille Querherno.
En ce jour de premières neiges, Yvonne Querherno manie la pelle avec vigueur. Une petite allée est tracée. Hauteur de neige, pas moins 50 centimètres en bas des pistes et 80 en haut. A l’intérieur de cette location de skis, sa fille Julie au pied d’un poêle en fonte, allume le feu, buchettes à la main. Deux paires de raquettes sont louées, le début des affaires, le début d’une nouvelle saison, Julie la nouvelle gérante, l’affirme «on n’est jamais sûr de rien. Alors quand on a trois jours de neige, c’est trois jours à fond. Il faut les prendre».
Les Querherno, c’est une bonne part de l’histoire de cette station. Ils ne furent pas les premiers à s’installer à l’ouverture des pistes en 1965 mais ils furent les plus entreprenants pour exploiter ce petit filon et son manteau d’or blanc, source de richesse pour ces pionniers du ski et de la restauration de montagne.
A soixante dix ans passés, les Querherno ont encore bon pied, bon œil. Ils exploitent deux locations, l’une à Brameloup, l’autre à Laguiole. Il faut donc pousser jusqu’au Bouyssou par cette belle route d’Aubrac s’adossant au pic de Gudette en longeant ces bordées de pins géants carénés d’une neige étincelante pour retrouver Bernard le mari. Un car est stationné devant ce chalet construit il y a quatre ans. Des ados s’équipent en raquette. La colonne s’ébroue, c’est rigolade, selfies et instagram.
Bernard Querherno se tient debout un coude sur ce comptoir de bois vernis. La pièce est spacieuse et aérée. Les skis dans les racks, spatules vers le plafond, courbés come des fleurs fanées. Là aussi, comme à Brameloup, le poêle à bois crépite d’une belle flamme dévorant une bûche en offrande.
Brameloup, ce n’est pas Val d’Isère, ni Val Thorens, mais l’engouement est vite quantifiable. La bourgeoisie de Rodez et d’Espalion s’adonnent très vite aux premières joies du ski alpin sur la piste de la Fontaine et pour les enfants au Télébaby. Un certain Vidal, paysan natif de Born, en tire le premier les marrons du feu. Il construit un chalet estaminet à l’annonce de la création de la station. André Fournel, qui tient boutique de sport avenue Victor Hugo à Rodez, lui aussi sent bon l’affaire et installe une location de skis. Quant aux parents Querherno, René et Malou, originaires de St-Geniez d’Olt, ils lui emboîtent le pas hiver 65. Aux premiers flocons, ces maraîchers quittent leur haute vallée du Lot et grimpent sur la montagne au volant de leur fourgon, une Goélette Renault pour vendre des crêpes sous le nez des Vidal. La concurrence a du bon mais la guéguerre est lancée pour se partager ce quatre-quart géant.
Très vite, les hivers se succèdent avec une neige qui ne se fait pas prier pour couvrir sans compter le Suc de Born et les mamelons de Campuels jusqu’à la draille de Monterbosc. La station s’agrandit. La forêt recouvrant cette montagnette taquinant les 1400 m se déchire de multiples saignées comme de longues scarifications. Hiver 66/67, le téléski des Vergnes émerge puis l’année suivante, la Draille du Suc. Les Querherno sentent le vent tourner. Dans la bonne manche de certains élus locaux, on leur conseille patience «contente toi de faire des crêpes» car l’avenir de la station, ce n’est pas au pied des sources de Brameloup qu’il se fera mais bien en bas des pistes. Hiver 68, au bout du chemin d’accès remontant du Lac des Picades, ils installent un préfabriqué EDF acheté à Millau, vite transformé en restaurant. Aux commandes, la mère, Marie Louise, Malou pour les clients et les intimes, Bernard, le fils, raconte «j’ai retrouvé il y a peu un menu de l’époque. Le repas était à 11 francs. Ca fait quoi ? Moins de deux euros ? Non ? A cette époque, l’aligot était rarement servi. C’était plutôt des bonnes viandes en sauce comme du bœuf bourguignon. On faisait deux à trois services».
Brameloup, station familiale par excellence, fait son petit trou et s’affirme comme le rendez-vous hivernal des Gardois, des Héraultais et des Albigeois. D’autant plus que l’offre d’hébergement se multiplie avec le Refuge construit en 1981 où les Auguy de St-Chély ouvrent un restaurant. Quant aux Querherno, parents et enfants réunis dans l’affaire, ils inaugurent, hiver 1985, les Myrtilles, un bel hôtel de onze chambres. Brameloup est alors à son apogée où très vite le ski nordique se fraye, spatules souples, une belle place avec en point d’orgue Aubrac 50, l’épreuve reine, trace royale de burons en burons, deux rails de neige ciselés reliant Brameloup au Bouyssou en passant par St-Urcize, tout un symbole.
La suite de cette belle histoire, de cette success story nappée de sirop de myrtille est connue. Des hivers tout justes frileux, un enneigement capricieux, des commerces migraineux, des remonte-pentes grippés et givrés au risque de rouiller, des skieurs qui se font la belle, Brameloup essuie bien des tourments jusqu’à ce 2 octobre 2015, date fatidique. Bernard Querherno me tend son téléphone. Sur l’écran, une vidéo de quelques minutes, en plan fixe sur la façade de l’hôtel, de méchantes flammes s’échappent des fenêtres. Il est 3 heures du matin, un voisin prévient, le souffle court, les pompiers et Bernard dans la foulée. Les Myrtilles partent en fumée. C’est le coup de grâce. Yvonne d’affirmer cinq ans après ce sinistre «c’est toute l’âme de Brameloup qui s’est envolée».
C’est l’histoire d’un incendie de l’établissement phare de la station mais c’est avant tout l’histoire d’un filon asséché, d’études et précisions alarmistes, à juste titre, sur le réchauffement climatique, d’une économie désormais précaire, d’une reconversion jamais prise à bras le corps et d’illusions perdues. Mais c’est également, à ne pas oublier, une histoire d’hommes, de paysans fondateurs qui, à mains nues, ont construit ce petit coin de paradis aujourd’hui très prisé des Montpelliérains pour sa fraîcheur estivale. Des jeunes d’ici, des rustiques qui ne craignent pas la rigueur des hivers, les tourmentes à fendre la pierre, Bernard Querherno raconte «je me souviens d’un certain Villaret». Il hésite pour trouver le prénom… « Bernard, oui c’est ça. Il avait également un surnom, on l’appelait le taureau ou le boeuf. Lui, il était capable de damner les pistes au rouleau, un skieur devant et lui derrière à retenir le rouleau». Il cite d’autres noms, des pionniers de l’or blanc qui ont façonné ce paysage, Dédé Marine, il fut directeur de la station mais également Louis Verlaguet, Louis Ayral ou bien encore Paul Fournier, tous natifs de Born.
Paul Fournier habite toujours ce petit hameau perché sur sa croupe, isolé, à 1000 mètres d’altitude entre le ravin du Bru et des Hourcières. Il faut suivre les recommandations de Bernard Querherno pour trouver l’un de ces travailleurs de l’ombre qui ont œuvré à la naissance de cette station. Prendre la rue du haut, passer les naucs et l’église et suivre en contre bas la dernière allée à droite. La maison date de 1904. Il n’y a pas lumière. Un bruit de pas se précise, une gentille dame ouvre la porte sans réelle inquiétude alors que la nuit bleue enveloppe le village. Paul Fournier remonte de la cave. Il me fait rentrer dans une grande pièce chauffée par une cuisinière à bois sans même se soucier du pourquoi de ma présence. Nous nous installons l’un en face de l’autre, lui le dos au mur, moi, le dos dans la chaleur du poêle.
L’homme a gardé ses bottes, son paletot et sa casquette. Sur la nappe cirée, il pose ses deux avants bras. Parfois il se tortille les mains, les doigts. Parfois, il jette un œil à son épouse assise dans un fauteuil au coin de la fenêtre. Ces premiers mots sont les suivants «C’est l’instituteur du village qui vraiment été à l’origine de la station, René Monmoton avec le Docteur Ayrignac, Clément Bringer et Joseph Rauilhac. A l’époque, il y avait 35 élèves mais aujourd’hui, plus rien».
Après avoir été buronnier dès son plus jeune âge au masuc de la Trap del Mante, non loin de la Croix de Rhode, Paul Fournier devient exploitant d’une petite ferme avec une quinzaine de vaches mais qui ne suffit pas à nourrir la famille. A la création de Brameloup, à peine l’automne venu, il loue ses bras comme une bonne quinzaine de jeunes paysans du village «si tôt les foins coupés, on montait pour créer les pistes. Tous les matins, on grimpait là haut avec la musette. Nous n’avions pas d’abris, juste une roulotte qui, ensuite, a servi de guichet». Pour cet homme habitué aux travaux de buronnier, rien ne peut l’effrayer même si parfois la neige s’annonce précoce «on coupait les arbres. On avait chacun une Dolmar, une tronçonneuse de treize kilos. A la fin de la journée, ça pesait dans les bras. On drainait aussi car le coin était très humide avec de nombreuses sources. On faisait tout à la main, à la pelle et à la pioche. Parfois on tirait au sort les travaux à faire. Comme lors de la construction de la piste de la Fontaine. On s’était réparti les douze trous à creuser. Et quand on tombait sur un roc de basalte, on appelait Bernard Villaret et en moins de deux, le rocher était brisé. On faisait les manœuvres. Comme dans les Alpes, c’était les gars du village le plus proche qui étaient embauchés ».
Evoquer les épisodes de froid sibériens sont pour cet homme bien gaillard pour ses 86 ans, des anecdotes à raconter avec le sourire, son épouse de hocher la tête comme pour saluer son valeureux époux «parfois, il faisait tellement froid, que le vin, on le mettait dans la source de Brameloup. L’eau sortait à 4°, ça évitait au vin de geler. Parfois encore, on mettait la main dans un sac de boulons, vous la ressortiez avec un ou deux de collés aux doigts». Sans oublier le démarrage à la manivelle des moteurs diesels des premiers remonte-pentes, la main collée sur le fer, le dos en sueur et la mine rageur pour faire «péter» l’engin récalcitrant.
Paul Fournier, le président des anciens buronniers, sera fidèle 26 hivers durant à cet emploi saisonnier, au baby, à donner les perches, ajoutant avec un petit sourire lui éclaircissant le visage «il fallait avoir l’esprit client». Et le ski dans tout cela ? L’homme qui depuis plus de 40 ans milite pour la défense de la langue occitane de s’exclamer « oh pécaille, j’avais trop peur de me casser une jambe car le soir, en revenant, il fallait encore s’occuper des bêtes».